Tous enfermés dehors*. « Filmer, ficher, enfermer. Vers une société de surveillance. »
un ensemble de dispositifs réglementaires tendant à transformer le sujet de la démocratie en individu à risque dont il s’agit de contrôler les moindres écarts de conduite.
A quelques jours de la discussion à l’assemblée nationale, en séance publique, du projet de loi relatif aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge, il nous a paru nécessaire de revenir sur le contexte idéologique dans lequel, depuis quelques années, s’insère tout un ensemble de dispositifs réglementaires tendant à transformer le sujet de la démocratie en individu à risque dont il s’agit de contrôler les moindres écarts de conduite.
Depuis la loi est votée en 2011, les décrets d’applications sont sortis, elle est effective.
Il s’agit de transformer la société elle-même en un gigantesque hôpital .
Dans ce projet de loi dont la visée sécuritaire avance derrière le paravent du « droit des patients », il est maintenant tout à fait clair que, loin de travailler à sortir les patients de l’hôpital psychiatrique, il s’agit désormais – par l’élargissement des soins sans consentement jusqu’au domicile – de transformer la société elle-même en un gigantesque hôpital psychiatrique réduit à sa dimension la plus gestionnaire et médicalisante. Ce faisant, l’hôpital psychiatrique cesse d’être ce qu’il devrait être : une institution qui accueille la folie, dans un lieu et un temps en position tierce, un espace intermédiaire et symbolique entre le malade et la société. Une institution taillée et pensée à la mesure des patients qu’elle accueille, une institution qui ne se contente pas d’être un lieu dans lequel on soigne, mais un lieu qui, lui-même, en tant que tel, soigne. Mais comment l’institution soigne-t-elle par elle-même ? Elle soigne - justement - parce qu’elle est une institution, du fait même de ce qu’elle institue, c’est-à-dire des sujets.
Comment l’institution soigne-t-elle par elle-même ? Elle soigne - justement - parce qu’elle est une institution, du fait même de ce qu’elle institue, c’est-à-dire des sujets.
Or, que se passe-t-il depuis la folie sécuritaire qui nous affecte ? Il n’y a plus d’institution. Il n’y a que des établissements - distinction essentielle selon le courant de la « psychothérapie institutionnelle » - des établissements réduits à « gérer » les soins, l’éducation, la culture, comme on gère des flux de marchandise ou des comptes en banques. Ainsi considérer, un établissement devient une entreprise comme une autre a contrario de l’institution. C’est le sens de ce que nous combattons à l’Appel des appels, dans la mesure où ce qui touche la psychiatrie n’est pas sans rapport avec ce qui destitue les sujets dans tous les autres secteurs où il s’agit de les faire advenir comme sujet.
Ce qui touche la psychiatrie n’est pas sans rapport avec ce qui destitue les sujets dans tous les autres secteurs où il s’agit de les faire advenir comme sujet.
L’établissement obéit à une logique gestionnaire et comptable, là où l’institution accueille des sujets, et les suppose même d’emblée dans sa structure même.
On voit donc la logique du pouvoir politique actuel à l’œuvre : destituer au lieu d’instituer. Défaire les institutions pour les réduire à de simples établissement gestionnaires, ouverts à la concurrence et à la compétition. Défaire l’institution, c’est par exemple – dans le projet de loi – transformer la demande d’hospitalisation du tiers en contention sanitaire. A partir de là, la part soignante de l’institution elle-même se trouve niée, et réduite aux soins chimiques qui peuvent dès lors être « délocalisés » jusqu’au domicile du malade. Mais c’est alors la société elle-même, dans son ensemble, qui devient un établissement psychiatrique généralisé, reposant sur la surveillance de tous par tous.
La surveillance de tous par tous.
Mais comment en est-on arrivé là ?
Une véritable médicalisation de l’existence s’est accrue sans cesse depuis le XVIIIe siècle jusqu’à faire apparaître de nos jours le spectre d’une « santé totalitaire ». L’extension infinie du domaine de la santé « colonisant » les régions naguère attribuées à la morale, à la religion, à l’éducation, au social et au politique a accompagné le passage des sociétés fondées sur la loi souveraine à des sociétés fondées sur la norme
Cf notamment Michel Foucault, Naissance de la biopolitique et Roland Gori et Marie-José Del Volgo, La santé totalitaire et Exilés de l’intime.
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Ainsi, en ce qui concerne l’actuel projet de réforme de la psychiatrie, cette technologie de pouvoir que constitue la nouvelle politique de santé mentale promeut une expertise généralisée des comportements anomaliques transformant la psychiatrie en simple gestion sociale et en maintenance administrative des populations à risque dont le profil différentiel s’établit toujours davantage sur la base de critères neurogénétiques aux dépens du pathos de la souffrance psychique et sociale. C’est ce que l’un d’entre nous
« Filmer, ficher, enfermer. Vers une société de surveillance. »
Roland Gori, La traque des dys, dans « Filmer, ficher, enfermer. Vers une société de surveillance. », ouvrage coordonné par Evelyne Sire-Marin. Notes et documents de la fondation Copernic (Syllepse, 2011) et De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? Démocratie et subjectivité (Denoël, 2010).
appelle la traque des dys, dysfonctionnants de toutes sortes : dyslexiques, dysorthographiques, dyscalculiques, dysphoriques, dysthymiques, dys-érectiles, etc. Les « dys » ont remplacé les malades, les troubles ont remplacé les symptômes, ce qui constitue un changement de perspective essentiel quant aux critères de partage du normal et du pathologique. Ce glissement d’apparence « technique » entre « les troubles » et les « symptômes » s’avère lourd de conséquences épistémologiques et politiques. Il se déduit de cette confusion imméritée de l’anomalie et du pathologique. Toute anomalie n’est pas anormale ou pathologique et Canguilhem donne les exemples, du pied -bot, du bec de lièvre, voire de l’hémophilie dans certaines conditions.
La traque des dys, dysfonctionnants de toutes sortes : dyslexiques, dysorthographiques, dyscalculiques, dysphoriques, dysthymiques, dys-érectiles, etc.
Nous voyons donc l’importance en médecine et en psychiatrie de cette confusion actuelle entre l’anomalie, l’anormalité et l’illégalité. L’anomalie n’est plus un fait anatomiquement décrit, une variation individuelle définie par un écart statistique, mais elle devient le signe d’une différence normative suspecte à dépister et à contrôler en permanence.
Si toute société n’a au fond que la psychiatrie qu’elle mérite, nous voyons bien que ce projet de réforme n’est que le témoignage d’une mutation anthropologique venant promouvoir une société dans laquelle la soumission sociale opère aujourd’hui non au niveau de la transcendance des discours religieux ou souverains, mais par des techniques d’assujettissement, des procédures légales qui captent les corps, dirigent les gestes, modèlent les comportements au nom de discours de vérité produits par les institutions de la science.
Cette société de la norme exige des systèmes de surveillance de contrôle et de gouvernementalité des conduites et prend sa référence dans le développement normatif des individus en faisant l’impasse sur le pathos des souffrances psychiques et sociales. Ce n’est plus la maladie mentale qui l’intéresse mais tout « ce petit peuple des anormaux » qu’il s’agit de dépister le plus férocement et le plus précocement possible pour rendre compte de leur « trajectoire d’agression physique », quitte à leur ouvrir la « carrière » des exclus par une prophétie autoréalisatrice qui produit ce qu’elle disait diagnostiquer.
Tout cela, bien sur, se faisant toujours au nom de « l’objectivité », nous conclurons avec Adorno : « L’objectivité dans les relations entre les hommes, qui fait place nette de toute enjolivure idéologique, est déjà devenue elle-même une idéologie qui nous invite à traiter les hommes comme des choses. »
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