Ernst H. Kantorowicz — Mourir pour la patrie

dimanche 29 novembre 2009
par  P. Valas

Pourquoi le pouvoir peut-il exiger la mort ? Qu’est devenue cette interrogation fameuse, plaie ouverte dans l’humanité par le politique ? Dans le marais des vulgarités gestionnaires où nous pataugeons, nous l’étouffons. Car il n’y a pas de réponse, si ce n’est les raisons artificielles et les montages classiques du juridisme. P.L.

Ernst H. Kantorowicz, Mourir pour la patrie


 

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Présentation

Pierre Legendre

Voici donc, remises sur le tapis, les questions vives du juridisme, précieuses à l’histoire du système industriel et qui nous filent entre les doigts. Précieuses, car enfin malgré les bruitages d’ambiance, on n’abolira ni la mort, ni le pouvoir, ni la parole. Quant à les saisir, ces trois questions fameuses avec lesquelles se déclare la vie en société, c’est-à-dire s’organise la reproduction des sujets, nous pouvons toujours courir ; elles sont d’abord justiciables, selon un mot que j’emprunte à Eliot, d’une appréhension sensuelle de la pensée, et si j’avais à décrire d’un trait leur contenu, je dirais : un chaos.
Les institutions, c’est cela, la mort, le pouvoir, la parole, noués par les savoir-faire du droit, de ce que nous appelons en Occident le droit. A ce jeu, la science fiche le camp ; le politique fait son entrée, l’humanité affronte le tourment d’exister, s’échafaude le gouvernement pour le salut.

Dès lors, quel historien et quelle histoire fabriquer, pour entrer dans ce jeu-là ? Au surplus, est-ce à proprement parler d’historique qu’il s’agit ? Les hommages à Kantorowicz n’ont pas manqué de rappeler le propos agressif d’Albert Brackmann contre son livre sur Frédéric II : un regard mythique. En retournant comme un gant la formule, l’accusé renvoya la balle aux positivistes : regard sur les mythes (Mythenschau), non pas regard mythique (mythischer Schau). La question n’en est pas tranchée pour autant, et les rétrospectives de la controverse, apparemment déclassée aujourd’hui, glissent sur le fond d’un débat dont nous sommes encore loin d’apercevoir tous les enjeux.

Or, ce débat mériterait d’être réévalué, ne serait-ce que pour titiller l’intellectualisme français. Sans doute a-t-il été fort judicieux d’alerter le public d’ici sur le Frédéric II, par la traduction de quelques pages bien choisies. Cependant, à voir les choses de trop haut, ne risque-t-on pas de s’abuser soi-même, en édulcorant une entreprise typique de l’ancienne érudition allemande, brillante certes, mais hypothéquée par son endettement imaginaire à l’égard de cette fameuse Allemagne secrète (geheimes Deutschland), si chère à certains milieux littéraires de l’entre-deux-guerres avec lesquels s’est lié le, jeune Kantorowicz ?

 
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Des témoignages concordants, depuis longtemps répertoriés, tout récemment complétés et réunis en exposé synthétique par Eckhart Grünewald, soulignent la difficulté de la manœuvre du savant quand il s’agit d’aborder les productions du fantastique associé aux fonctions du pouvoir. Pour les dignitaires nazis, le Frédéric II fut une bénédiction, on le sait. Mais par quelles voies, cachées à son auteur, ce livre a-t-il servi la cause de l’horreur ? Ni le douloureux accablement de Kantorowicz, ni l’ambivalence de son histoire personnelle — une histoire si riche de contradictions — ne constituent une réponse.

Quelle peut être en France la résonance des thèmes frédériciens, du pouvoir rédempteur ?

Là-dessus franchement, je m’interroge, car la fascination centraliste n’est pas sans rapport de structure avec cette thématique.

Je dois avouer mon embarras, en présentant les articles de Kantorowicz que j’ai choisis pour cette publication et dont l’ordre de rangement ici a été calculé d’une certaine façon méticuleuse.

Je ne voudrais pas donner au lecteur l’impression que l’heure est maintenant venue, après quelques décades de distraction ou d’oubli, d’inviter à célébrer une œuvre désormais jugée magnifique et à encenser son auteur comme un précurseur. Non, il ne s’agit pas de cela. Il est, au contraire, nécessaire de signifier, surtout au public non familier des textes utilisés par ce type d’érudition, qu’un tel travail garde l’éclat des accidents poétiques, d’une recherche savante soutenue au prix fort de plusieurs exils, en un mot l’éclat d’un discours vivant d’interprète.

Ne l’oublions pas, c’est au compte-gouttes que sont acceptées, dans nos sociétés prétendues scientifiques, certaines mises à découvert et les violences de la vérité, dès lors qu’un savoir érudit s’accompagne d’une pensée.

S’il est un monde qui craint le désordre et conjure les surprises, c’est bien celui de ce qu’on nomme, souvent par antiphrase, la Recherche.

Ainsi puis-je résumer la leçon que j’ai reçue d’Ernst Kantorowicz, l’un de ceux auxquels j’eus recours, lorsqu’à la croisée des chemins, impressionné par l’immense étendue des commentaires juridiques —juridiques, au sens totalisant transmis par le corpus de Justinien —, par l’énigme des ficelages de la Scolastique médiévale et par l’inouï de nos assujettissements ultra-modernes, je doutais de mon bon droit dans l’entreprise scabreuse de penser.

ÀA quelques doctorants de ma génération, dispersés dans une Europe déjà livrée à la nouvelle poussée positiviste baptisée de noms divers (notamment Behavioural Sciences), lui et quelques autres ont enseigné l’érudition comme l’ars docta, c’est-à-dire en somme les moyens d’utiliser le savoir des gloses comme on utilise un savoir musicien. En France, pays de tradition notoirement hostile à l’histoire des droits savants et de la fonction dogmatique, cette remarque prend un ton de gravité.

Je dois noter que le milieu poétique français, milieu qui m’est si cher pour tant de raisons, a donné une preuve significative de son instinct pour découvrir l’accès le plus direct vers les travaux à la fois si complexes et si délicats de Kantorowicz. En publiant récemment une traduction très recommandable de l’article consacré à The Sovereignty of the Artist, la revue Poésie a promu la véritable entrée : il faut travailler l’esthétique. Mais entendons-nous sur ce terme, parfois imprudemment utilisé de nos jours, quand nous perdons de vue la fonction anthropologique des arts, leur destination finale de subterfuge, si j’ose ainsi m’exprimer, pour humaniser l’humanité en humanisant la nature.

Le thème de l’imitation de la nature (imitatio naturae) nous introduit à la question des fondements du droit, comme il inaugure la science des images. C’est pourquoi la notion de théories de l’art doit être préférée à toute autre référence ici, même au terme d’esthétique, devenu trop équivoque ; d’ailleurs en l’occurrence, le sous-titre choisi par Kantorowicz nous y engage  … Renaissance Théories of Art »).
L’art, littérale transposition du latin ars, doit être scrupuleusement conservé dans un tel contexte, afin d’éclairer une articulation fondamentale avec le droit. Ars demeure le mot-clé d’une science générale de la fiction, une interrogation sur la Nature ; ars est le mot de passe qui permet d’aller et venir entre deux versants, des doctrines du Beau à celles du Bon et de l’Égal, à la Justice des échanges par le droit, selon les concepts triturés par la compilation justinienne et chez les scolastiques latins à partir du XIIe siècle.

La théorisation adoucie, autour de ce thème de l’ars, est une question classique en somme, devenue cependant incompréhensible, non abordée par les recherches épistémologiques ; question à laquelle inévitablement se réfère le noyau de la reproduction sociale à travers les systèmes institutionnels, si étroitement dépendants des jeux du langage. Sans doute n’est-il pas négligeable, dans cette perspective de la référence à l’ars, commune au droit et aux arts, de remarquer la sensibilité de Kantorowicz, qui par sa formation n’était pas juriste et savait néanmoins entretenir les plus fécondes relations avec l’histoire du droit savant, ce dont témoignent ses conversations suivies avec Stephan Kuttner et son école.

Sur la pente de ces notations touchant l’atmosphère dans laquelle a baigné cette œuvre et la facilité avec laquelle ce savant expérimenté, aussi prestigieux, pour nous les jeunes d’alors, que certains noms de la science historique d’aujourd’hui, répondait à ceux qui l’interrogeaient,
j’ajouterai ceci : il y avait en cet homme quelque chose d’héroïque. Dans notre monde d’intellectuels où la lâcheté et la servilité sont parfois, autant qu’ailleurs, tenues pour des qualités estimables, Ernst Kantorowicz est allé jusqu’au bout de sa passion pour la liberté, au prix des contradictions que l’on sait et dans l’ambivalence. Non par de vaines déclarations, mais en payant de sa personne.

L’Université de Berkeley a connu la honte, dont le souvenir n’est pas encore aujourd’hui effacé, d’avoir refusé de céder aux objurgations de cet écrit d’insoumis, The Fundamental Issue, où Kantorowicz argumentait contre le serment de loyauté imposé aux professeurs en 1949-1950 en plein mac-carthysme.

On connaît la suite : suivi de 21 collègues, l’émigré juif, chassé d’Allemagne par la vague nazie, donna sa démission. Princeton devait lui ouvrir ses portes et c’est là qu’il composa ce livre considérable, The King’s Two Bodies (1957).

Ici, lecteur, marquons une pause, pour célébrer l’humanité.

Kantorowicz aimait la vie : il était excellent cuisinier.

Il n’est pas indispensable de reprendre la biographie, assez bien fixée — avant même les récentes précisions de Grünewald — dans des revues et cahiers spécialisés, depuis l’article d’Edgar Salin et la notice de Josef Leckenstein annexée à l’hommage officiel de l’Université de Francfort, où Kantorowicz avait été professeur avant son séjour à Oxford et son départ définitif.

Je rappellerai seulement, à la manière des épitaphes, son temps de vie : 1895-1963.
On peut s’attendre à des travaux qui mettront plus encore en évidence l’importance de son œuvre, à mesure que seront retracées les liaisons multiples entre intellectuels allemands de plusieurs générations —je parle de l’avant-guerre — que va disperser et contraindre à l’émigration l’idiotie criminelle des nazis. On verra aussi de mieux en mieux comment les travaux les plus fascinants ont été, là comme ailleurs, une carte qui, à un certain moment d’histoire, se retourne et laisse un auteur démuni.

Aucune science ne destituera jamais la politique. Voilà une leçon que nous devrions méditer, alors que la science politique joue si volontiers l’innocente objectivité.

L’étude citée de Grünewald est indicative, soulignant la portée du mouvement apparemment centré autour du lettré Stefan George, cercle où s’est maintenu et développé le feu sacré d’une haute tradition savante de l’Allemagne. Cette tradition était évidemment peu favorable au positivisme et très proche d’une sorte de discours épique de l’érudition, maniant avec rigueur et poésie, dans l’aveuglement politique ordinaire, l’interrogation folle de l’humanité sur le pouvoir. Une question peut être posée désormais : qu’allons-nous faire, dans le contexte actuel de l’historiographie, de cette interrogation ?

Ce foyer d’érudition, auquel nous devons tant, ne saurait être laissé à l’abandon, malgré les débordements positivistes d’aujourd’hui. Au-delà de la casuistique propre à l’Allemagne, la question mythologique doit être remise en vigueur, réinvestie, étudiée avec détermination, parce qu’elle pose les problèmes de la non-destitution du sujet humain dans la reproduction du pouvoir. La logique de l’indicible et des soulèvements du désir inconscient fait partie intégrante du social, mais il est certain que cette logique n’est pas très sympathique aux idéaux objectivistes ; aussi préférons-nous emprunter d’autres voies plus réjouissantes.

Précisons, afin de bien situer l’œuvre de Kantorowicz par rapport aux tendances du jour.

Il faut être net sur un point : cette œuvre est une incitation à critiquer, avec l’aide d’une érudition argumentée, le comportementalisme psychologisant ou les débordements d’une conception aplatissante de la science politique et des dépendances de celle-ci, sous des amalgames que dissimule mal le thème pompeux de l’interdisciplinarité.

Sans doute les efforts d’une histoire dite des mentalités, manifestement soutenus ça et là par quelques audaces subjectives, sont-ils, pour l’instant du moins, une sauvegarde contre les prétentions que j’évoque ; néanmoins, ces efforts demeurent insuffisants. Qu’on me permette de réaffirmer ici ma position : je ne vois pas sans effroi — pardonnez-moi, lecteurs, ce ton — se développer une doctrine de l’objectivation généralisée, qui n’hésite pas à envoyer à la casse les productions dogmaticiennes et l’histoire des institutions comme telle.

Cela se paye, pour les nouvelles générations conviées à penser, par un lourd conformisme fonctionnant, à l’égard de très nombreux insoumis, comme une terreur. Quant à l’objectivité prétendue, parlons-en ; parlons-en comme d’une propagande.

Voilà pourquoi il est nécessaire, à l’occasion de cette mise que constitue la publication de ces articles traduits par deux jeunes experts d’histoire du droit, d’argumenter au nom du feu sacré.

Je dirais volontiers qu’en sa personne Ernst Kantorowicz a réuni tous les talents des érudits émigrés et que, ce faisant, il a parfaitement situé l’histoire du juridique et des choses instituées comme une histoire à la lisière de tout, une histoire qui serait en somme l’histoire d’un essentiel, factice, incertain, difficile à formuler, une sorte de vide comblé par des commentaires formalistes indéfiniment repris. Or, tout cela fonctionne sur des bases logiques, sur des catégories fondatrices et d’après des principes classificatoires indéménageables.

Kantorowicz a été, pour ainsi dire, posté à l’intersection des principales disciplines dogmaticiennes, telles que le Moyen Age latin les a promues. Nous connaissons en France, grâce à quelques publications éclairées, Erwin Panofsky. Mais, il y eut aussi, dans la tribu émigrée, d’autres grands noms, d’autres compagnons tels que Hermann Kantorowicz, Theodor Mommsen, Wàlter Ullman, Stephan Kuttner encore vivant. Il faudrait joindre à cette liste un autre relevé : les noms de l’érudition britannique et américaine — je songe, en particulier, au défunt Gaines Post — qui ont illustré l’histoire récente de la dogmatique juriste.

Si j’évoque tout ce monde, c’est pour notifier une remarque élémentaire : nous avons à réviser notre conception des rétrospectives d’auteurs, trop souvent destinées à nous honorer nous-mêmes en nous dispensant de prendre place en première ligne, aujourd’hui dans cet obscur combat où la science est convoquée pour étouffer les questions poignantes du savoir et de l’institution du savoir.

Là-dessus, qu’il n’y ait pas d’équivoque. Nous avons à reconsidérer Kantorowicz et son œuvre dans la généalogie générale des discours ayant trait au pouvoir, aux enjeux meurtriers et sacrés du pouvoir, enfin à ce que le Digeste appelle, pour fonder le juridique, la philosophie non simulée (veram philosophiam… non simulatam, Dig., 1.1.1, § 1). Qu’est-ce à dire ?
Résumons, en quelques propositions :

a) Sur le terrain des savoirs dogmaticiens, toute découverte que nous qualifions de scientifique, toute modulation scientifique de ce que nous appelons « chercher », a pour destination finale de s’interroger sur elle-même, en quelque sorte de se métamorphoser en se reconnaissant comme pur discours. Autrement dit, il n’y a pas de découvertes, mais seulement des mises à découvert. L’obscur change de statut, en somme, pour s’inscrire différemment. Découvrir un manuscrit, faire connaître un texte destitué, ce n’est pas là découvrir, mais poursuivre une formulation, comme on poursuit un gibier. Tout cela, je le sais, sera tenu pour
inacceptable par tous ceux qui, en quelque sorte apatrides du discours, s’imaginent que le gouvernement scientifique des sociétés industrielles disqualifie le gouvernement de la référence et comporte la destruction de l’instance juridique comme telle, c’est-à-dire des règles mêmes du fonctionnement social de la parole. Or précisément, un tel fonctionnement serait impensable sans les jeux souverains, sans la créativité des commentateurs, sans les procédures de reproduction de l’institution maîtresse en chaque système, le langage.

b) Les pouvoirs du langage, voilà le vrai fondement des institutions de la force. Si vous méditez les articles de Kantorowicz ici réunis, vous constaterez qu’il peut devenir aisé d’y comprendre quelque chose, dès lors que le tripot des commentaires, abscons certainement du point de vue des idéaux scientistes de la communication, est reconnu comme tripot généalogique, effort vital pour échafauder les descendances dont disposent toutes les organisations, despotiques ou non, comme d’une arme.

Pourquoi une arme ? Parce que, selon l’axe d’une recherche que j’ai récemment présentée, les systèmes d’organisation oscillent sans trêve entre le diabolique et le symbolique. Ainsi donc, tel est l’enjeu des commentaires et du juridisme sous toutes ses formes, appuyées par une science des arts bien entendu : soutenir et contrôler cette oscillation, fabriquer de la légitimité à tout prix. La dialectique du livre et du couteau, voilà le mouvement incessant théâtralement mis en scène sous l’égide des définitions justiniennes et pontificales du pouvoir (armis et legibus, Institutes, proemium).

c) II convient encore d’insister sur un point essentiel : la difficulté d’accéder aux textes étudiés par Kantorowicz. Cette difficulté ne tient pas seulement, en effet, à la complexité du système historique de descendance et de mise en ordre des textes. Après tout, les secteurs les plus divers balisés par l’histoire sociale, politique, etc., ou par les sciences dites humaines et sociales en général ne sont pas plus accessibles.

Cependant, il semble qu’on puisse les parcourir en toute sécurité, avec le sentiment d’un étrange confort. D’où vient que les matières du juridisme (entendu ici, comme je l’ai dit, de la manière la plus large) soient considérées comme dégoûtantes (savoir corrompu, selon le mot de l’historiographie stylisée au xvie siècle)1 ou rejetées dans ce que j’ai eu à désigner un jour sous la formule «  poubelle de textes » ? Là-dessus, il faut être net, car la réponse ne fait aucun doute : la peur du juridisme est l’aveu d’une horreur de penser.

Cela signifie de grandes choses, dont nous ne parlons jamais. Le rabâchage des commentaires, les blocs massifs de textes tels que les deux Corpus où sont enfermées, munies de leur glose ordinaire, les interprétations impériales et pontificales du droit, le recours permanent aux trucs rhétoriciens et au bricolage théorique, tout cela fait reculer, sans que nous sachions très bien pourquoi.

Quelque chose se trame, du côté de l’horreur de penser, d’une pensée au repos ou, si vous préférez cette formule plus apaisante, d’une pensée qui ferait semblant de penser. De là, une mise à l’écart de cet univers aujourd’hui tenu par beaucoup comme un fatras ; de là aussi, la connivence d’une partie très importante des spécialistes érudits qui se refusent, sans s’en expliquer, à s’interroger sur cette trame de textes et sa fonction dans la reproduction d’une structure (structure ici, au sens latin de la construction et des échafaudages).

Une œuvre comme celle de Kantorowicz, poussée à casser les frontières, à transgresser donc la peur établie, demeure un coup d’éclat, qui nous rappelle à la gravité de la question de fond.

Un mot sur la gravité de la question. Ce qui caractérise le discours ouvragé des productions dogmaticiennes, c’est qu’il est essentiellement destiné à maintenir ouverte dans l’humanité la question de l’espèce.

Qu’est-ce que l’espèce humaine ? C’est-à-dire en définitive, selon la perspective institutionnelle, en quoi consistent les savoirs qui traversent l’espèce humaine en tant que telle ?

Autrement dit, il s’agit d’édifier une science politique des savoir-faire de la reproduction, une science qui ne saurait rien d’autre que travailler à se reproduire elle-même comme discours de cet enjeu. La problématique des légalités fonctionne d’abord sur cette base. Mais, du même pas, nous apercevons la face terrible : qui garantit qu’un tel discours ne dévie pas ? Qui ?

Réfléchissons au destin de ces univers de textes et d’écritures, quand ils tombent entre les mains de régimes politiques incontrôlés. Voilà pourquoi l’érudition demeure une carte si violemment efficace ; elle s’inscrit comme élément fondamental de la conscience politique d’une société, parce qu’elle est le témoignage du fonctionnement, dans l’humanité, de cette arme absolue : le discours de la reproduction, avec toutes ses implications d’inconscient et de manœuvres de l’amour. L’utilisation, par la haute hiérarchie nazie, du Frédéric II de Kantorowicz est une leçon que nous devrions méditer.

d) Un trait des plus intéressants, qui a fasciné Kantorowicz et explique, pour partie, la richesse de son œuvre, est celui-ci : la science de l’artifice cimente entre eux les savoirs dogmaticiens. Il y a là, sans nul doute, quelque chose de troublant pour la mentalité comportementaliste qui cherche aujourd’hui, par des voies complexes encore mal repérées en épistémologie, à s’adjuger l’immense domaine couvert par les sciences dites humaines et sociales.

Sans doute faut-il revenir aux formulations poétiques, à Virgile par exemple, à sa notation des Géorgiques (II, vers 464) des étoffes jouées d’or (illusas aura vestes), ou encore aux doctrines des premiers scolastiques sur les rêves et la catégorie des images (De multiplia génère illusionis, Gratien, distinction 6, c. 1), afin de réviser nos jugements hâtifs, appuyés par une théorie expéditive de la communication industrielle, quant à la notion même de fiction et à la nature des jeux de l’illusion.

Nous avons du réel, dans les doctrines actuelles censées rendre compte du social et des institutions, une idéologie plutôt que des conceptions élaborées.

Mais, là où se profile la question de la vérité et du pouvoir, les mécaniques institutionnelles semblent devoir fonctionner aussi pour la noyer, cette question formidable, dont nous voulons trop souvent ignorer qu’elle a partie liée avec des sujets inconscients et que, de ce fait, elle entretient des rapports assez étroits avec ce que l’anthropologie générale désigne du terme de mythologie.

Seulement voilà, les sciences de la société, telles que l’organisation industrielle les promeut à l’heure actuelle, hésitent à se donner les moyens d’aborder comme il convient la zone névralgique de l’étrangeté. Les moyens dont je parle sont d’abord ceux d’un discours de la méthode, qui serait plus critique à l’égard des idéaux de toute-puissance du savoir. Autrement dit, nous avons l’obligation d’en rabattre.

C’est à cette condition que ne seront pas déclassés, ni voués à ressasser d’impossibles prétentions, les efforts, coûteux et fascinants, d’une analyse des choses sociales et politiques stylisées en Occident.

Pourquoi publier ces articles et dans quel ordre ? L’initiative du présent ouvrage mérite explication.

La fondation, presque simultanée, du Collège international de Philosophie et d’une association de travail intitulée Bibliothèque de la Mirandole, Société pour l’Étude des Savoirs dogmaticiens (Société promue, entre autres, pour restituer à la psychanalyse sa marque de perplexité, dans
l’inévitable voisinage des savoirs juridiques, religieux et poétiques), a nourri des conversations privées où furent évoquées certaines questions de taille.

L’une d’elles concernait l’étrange coïncidence entre les manies industrialistes de ressusciter une police de la pensée et la tradition française d’hostilité à l’égard du juridisme.

Sur ce terrain, je prends la mouche, car je n’admets pas que l’esprit codificateur, si cher à l’État centraliste qui par ailleurs doit nous protéger des tyrannies féodales, fonctionne dans la prétention d’être une pensée, voire tout bonnement la Raison.

L’État aurait-il un esprit ? Serions-nous prémunis contre la folie par des codes ?

Là-dessus les glossateurs sont imbattables, pour nous contraindre à la critique, sous la condition de reconnaître notre commerce avec les textes juridiques et les échafaudages de légitimité comme un tripot, escamotable certes, mais présent parce que nous sommes doués d’inconscient.

Parier sur les manutentions poétiques, sur un incroyable des croyances, voilà ce que tout le monde peut voir dans cette littérature si vaste, peu disciplinée et refoulée, que l’Occident nous a néanmoins transmise comme une espèce d’objet trouvé dont nous ne saurions que faire, si ce n’est le mettre de côté, vraiment à part, pour la curiosité des promeneurs.

C’est dans ce contexte que nous avons décidé d’en appeler à Kantorowicz, à certains de ses articles, délibérément choisis pour mettre un peu de désordre dans les esprits.

Les articles présentés sont mis en scène. J’ai longuement étudié, avec les deux traducteurs, très fins connaisseurs de l’œuvre de Kantorowicz et rompus aux travaux d’érudition, quel pourrait être l’ordre de publication.

Nous avons conclu à la nécessité de renoncer ici à une succession purement chronologique, dont l’inconvénient aurait été de confirmer au lecteur cette impression de magma que donnent en général les bibliographies et d’obscurcir les raisons de notre choix. Il s’agissait, comme je l’ai dit, de mettre en scène une pensée forte, celle qui traverse une œuvre entière, riche en anticipations et faite de retours sur une idée, sur des textes, sur des interprétations.

En définitive, nous avons opté pour un montage d’interprètes, qui jouent des divers éléments du discours, afin de donner visage au tableau, comme au jeu de patience.

De ma part, dois-je ajouter, la piété s’en est mêlée ; j’ai souhaité, selon la formule d’un fragment chez Gratien (De poenitentia, dist. 2, c.35), que ces documents restituent l’anima picta, une peinture de l’âme.

Sans doute était-ce aussi le meilleur moyen de montrer que l’œuvre foisonnante de Kantorowicz livre, à qui sait l’entendre, une extraordinaire leçon de vérité sur le fonctionnement de l’ordre politique.

L’ouvrage s’ouvre par La Souveraineté de l’artiste, composé en 1961 ; texte très clair pour esquisser la tendance, montrer le tripot des commentaires, cet article présente, selon un mot de L. Mayali, les personnages de la pièce ; nous prenons connaissance de l’armature, du bâti, de la structure au sens littéral du latin.

Puis, se propose Christus-Fiscus, le seul article ici repris qu’on ne retrouve pas dans le recueil des Selected Studies, publiées après la mort de l’auteur.

Paru en 1948, à l’occasion de mélanges composés en l’honneur d’Alfred Weber, historien-sociologue, le frère de Max Weber, ce travail présente une facture plus technique que le précédent.

A. Schütz a suggéré de l’intercaler à cette place, en raison d’une intensité particulière dans la présentation du micmac sémantique des glossateurs et des juristes postérieurs, en raison aussi de la clarté avec laquelle Kantorowicz a précisé le distinguo, si fondamental dans l’histoire politique des institutions en Europe, entre les choses spirituelles (spiritualia) et celles du temporel, de cet énigmatique espace-temps politique (les temporalià).

Mystères d’État, paru en 1955, pose les fondements de l’État séculier.

Autrement dit, les articles précédents préparent ici de comprendre la science administrative et politique de ce que nous appelons l’État depuis les glossateurs, comme le déploiement d’une logique de discours et comme recyclage permanent des sens au cœur du système juridique.

Enfin, dirais-je, l’investissement rapporte, le système produit ses fruits.

Mourir pour la Patrie, paru en 1949, doit être considéré à la hauteur d’une interprétation générale ; c’est le sujet même du tableau : l’enjeu de mort.

Pouvoir tout exiger, voilà l’essence des prérogatives du pouvoir politique, toujours lié dans l’humanité au pouvoir de signifier la mort. Il nous est apparu que, dans la gradation de ce que le présent ouvrage a voulu mettre en scène, cet article, assorti de la méditation finale de Kantorowicz sur l’institution moderne de la mort, devait à la fois intituler l’ensemble et servir de conclusion.

Quant à la pratique de la traduction, les deux collaborateurs de l’entreprise ont fixé leur choix et s’en expliquent, L. Mayali pour les trois articles en anglais repris des Selected Studies déjà citées, A. Schütz pour l’article en allemand. Nous avions en commun décidé d’une ligne générale : faire preuve d’un certain littéralisme, tout en unifiant la transcription (je songe, par exemple, à la difficulté d’orthographier, avec ou sans majuscule en français, le terme état, status, dont les scolastiques ont tellement joué), se tenir au plus près du texte, en faire sentir la difficulté, laisser se dérouler le style familier, hésitant et néanmoins synthétique, très riche en formules surprenantes, où la personnalité — je devrais plutôt dire : la subjectivité — de Kantorowicz s’épanche.

Dans le même esprit, nous avons convenu de présenter le texte et les notes face à face. Pour nous, historiens de la répétition juridique et du théâtre des écritures dogmaticiennes, les notes constituent un genre littéraire, non pas la farce scolastique parfois dénoncée par quelques esprits légers, vraiment légers. Mais, dans le cas de ces articles, il y a plus ; de nombreuses notes, en effet, représentent l’équivalent de petites sommes, summulae qui exigent un traitement particulier.

Ces raisons, jointes à notre souhait commun de « visualiser » la beauté de ces écrits, nous ont conduits à cette présentation qui, par ailleurs, devrait faciliter la lecture.

Le mot final sera de remerciement, à l’adresse de Dominique Lecourt, qui a bien voulu publier cet hommage à Kantorowicz dans la collection qu’il dirige avec Étienne Balibar.

Je ressens, de cette invitation, le bien-fondé qui augure d’un renouveau certain de la veine philosophique en France.

Pierre Legendre, 1984


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