Daniel Salvatore Schiffer : Critique de la déraison pure.

jeudi 11 octobre 2018
par  P. Valas

schiffer
 
Critique de la déraison pure
Daniel Salvatore Schiffer

Fin des années 1970 : les « nouveaux philosophes » envahissent les médias.

Ils s’appellent André Glucksmann, Maurice Clavel, Jean-Marie Benoist, et surtout Bernard-Henri Lévy.
 
France
 

Ils seront bientôt suivis d’amis proches sur le plan idéologique dont, au premier rang, Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner.

Trente ans plus tard, que reste-t-il de leur réflexion ?

Si les membres de ce courant ont incontestablement marqué la scène publique française, leur héritage fait débat sur le plan philosophique.

C’est sur ce terrain que Daniel Salvatore Schiffer a choisi d’exercer son regard critique. Essai aux accents pamphlétaires, Critique de la déraison pure, référence directe au maître ouvrage d’Emmanuel Kant, dresse un bilan cinglant de la pensée léguée par les « intellectuels médiatiques ».

Loin de se borner à la mise en cause de leurs postures, ce livre engage, pour la première fois, une réflexion de fond sur les dérives et les manipulations logées au cœur de leur philosophie.

DANIEL SALVATORE SCHIFFER est philosophe et essayiste. Professeur agrégé de philosophie, il enseigne l’esthétique à l’École supérieure de l’Académie royale des Beaux-Arts de Liège.

Il est également professeur invité au Collège Belgique, sous le parrainage du Collège de France.

Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages dont La Philosophie d’Emmanuel Levinas (2007), Philosophie du dandysme (2008), Le Dandysme, dernier éclat d’héroïsme (2010) aux PDF, une biographie d’Oscar Wilde (Folio, Gallimard, 2009).
 

Yves Michaud : BHL, DHL, BHV, TGV.

On a un tout petit peu parlé des mésaventures du livre de Daniel Salvatore Schiffer Critique de la déraison pure, avec son sous-titre qui ne laissait guère de doute sur le contenu : « La faillite intellectuelle des "nouveaux philosophes" et de leurs épigones ». Et puis silence.

Prévu initialement chez Fayard, le livre fut déprogrammé et c’est finalement François Bourin qui aura eu le courage de le publier.

Inutile de dire que les comptes-rendus n’auront pas abondé. Ce qui est tout à fait normal, non pas à cause de la mauvaise qualité du livre, mais parce que déjà déprogrammé de chez un grand éditeur pour crime de lèse-nomenklature intellectuelle parisienne, il ne fallait pas s’attendre à une réception honnête de la part de cette même nomenklature —qui tient les principaux canaux de la critique de livres.

L’ouvrage, pourtant, est loin d’être médiocre. On pourrait lui reprocher d’être plus un « contre-BHL » que contre les nouveaux philosophes en général, mais cela ne change rien à sa qualité d’information ni à la précision de la lecture ou à la pénétration des analyses.

Le problème avec des « penseurs » comme BHL, Glucksmann ou Finkielkraut, est qu’on trouve chez eux si peu à penser que le philosophe sérieux, déjà culpabilisé d’appartenir au monde académique et non au monde glamoureux des médias qu’occupent ces étoiles, ne juge pas prioritaire de perdre son temps à lire leurs énoncés approximatifs ou tout simplement faux. On peut d’ailleurs se demander si le philosophe sérieux et ennuyeux n’a pas raison : est-ce que ces productions relèvent de la recherche de la vérité et non pas plutôt de l’activité people standard, au même titre que la santé de Johnny Hallyday ou les aventures de cougar de Claire Chazal ?

Schiffer pense, au contraire, qu’il vaut la peine de faire cet effort pour défendre la philosophie. L’ironie de l’histoire est que Schiffer est par ailleurs aussi spécialiste du dandysme –qui fut une sorte de philosophie people du 19e siècle… Je ne sais pas si ceci a à voir avec cela.

Je ne vais pas reprendre en détail le livre de Schiffer et son parcours mais souligner quelques points qui m’ont plus particulièrement retenu.

D’abord le fait que BHL et ses épigones ont, dans leurs livres, une très, très, très faible capacité prédictive. Les nouveaux philosophes se sont fait une place au soleil dans les années 1970 en dénonçant la barbarie à visage humain du communisme comme s’il s’agissait d’un péril qui nous guettait de manière angoissante, alors même que cette barbarie allait à sa perte —et pas à cause de leurs attaques. En fait, ces prophètes de malheur ont monté un commerce de gros et de détail de la dénonciation de leurs propres illusions.

Ils avaient été des maoïstes péremptoires et pas très fins, ils devinrent d’implacables dénonciateurs de leurs propres barbaries.

Un principe de droit romain dit que l’on ne peut arguer en un procès de sa propre turpitude (« nemo auditur suam propriam turpitudinem allegans »).

Chez nos imprécateurs, c’est au contraire un principe de conduite : je dénonce avec la plus ferme résolution des illusions affreuses —que j’ai entretenues.

De là peut-être la fascination de beaucoup de ces penseurs pour Saint Paul, un allumé sectaire qui ne vit jamais le Christ mais décida après sa conversion d’empoisonner la vie des gens comme s’il était le Christ lui-même.

Un peu comme si Douch, le khmer rouge sanguinaire, était devenu patron d’une ONG antigénocide.

Deuxième caractéristique : la pratique de l’histoire de la philosophie à la louche. Schiffer montre avec précision que Kant (et pas seulement sur la désopilante affaire Botul), Fichte, Hegel, Marx, Nietzsche, Heidegger, Sartre, Levinas sont lus par BHL à la vitesse TGV et de manière simpliste, travestis ou pas compris, mais invoqués ad nauseam comme autant de noms lâchés dans un salon lors de la prise de contact avec name-dropping pour évaluer qui a le meilleur réseau.

Sur ce point, je serais un peu moins gentil que Schiffer car ces pratiques furent enseignées à ces jeunes gens par Louis Althusser lui-même qui, à l’époque où nos maîtres penseurs le connurent, déversait clichés superficiels sur clichés superficiels et même âneries tout court sur des philosophes ou penseurs qu’il avait lus vingt ans plus tôt —quand seulement il les avait ouverts.

J’ai personnellement entendu de la bouche d’Althusser des monceaux d’âneries sur Adam Smith (qui n’avait commis que des bévues), sur Hegel (dont la dialectique marchait sur la tête), sur Kant (qui avait mis des frontières partout où il y avait avant des limites).

Ces brillants jeunes esprits en furent visiblement marqués à jamais. Jacques Bouveresse parlait dès les années 1970 de philosophie à la pelleteuse —mais il se trompait de comparaison car avec une pelleteuse, on peut déplacer un œuf comme construire une place-forte. Avec une louche on ne peut guère que servir de la soupe.

Troisième caractéristique de la pensée BHL, une obsession simpliste du Mal assortie d’une partialité assez étonnante quand il s’agit d’en saisir les manifestations.

Le Mal, ce sont bien sûr le nazisme et le totalitarisme, mais ensuite tout dérape : c’est Al Quaida, mais pas Bush, ce sont les Serbes mais ni les Bosniaques ni les Croates, ce sont les terroristes palestiniens mais pas l’armée israélienne.

Schiffer détaille tout particulièrement le coup de folie littéralement loufoque de nos béachéliens dans la crise qui suivit l’effondrement de la Yougoslavie —ou comment BHL soutint sans états d’âme l’intégrisme islamique.

La pensée béachélienne est profondément, authentiquement, de droite
Schiffer montre qu’en réalité la pensée béachélienne est profondément, authentiquement, de droite, sous des airs de gauche éthique et critique.

Elle en appelle prophétiquement à la fin des temps mais sans jamais oublier d’agiter la menace, l’imprécation, l’argument d’autorité, l’amalgame dénonciateur. Tout le contraire de l’ouverture à l’infini et à l’autre de Levinas dont elle se réclame.

Au fond, comme le dit Schiffer en un moment de détente humoristique, BHL c’est DHL+BHV : la rapidité et le trop-plein.

Mais comment se fait-il que cela marche ? Un des mérites de Schiffer est d’avoir tout lu ou presque sur la question et de montrer qu’à chaque étape de la construction du mythe, il y eut des gens plein de discernement pour dénoncer l’imposture philosophique.

Toutes ces faiblesses ont été diagnostiquées et dénoncées —par Aron, par Legendre, par Aubral et Delcourt, par Deleuze, par Lyotard, par Gauchet, par Debray, par Jambet, et bien d’autres encore. Alors quoi ?

C’est là que le livre de Schiffer, sérieusement philosophique, écrit par un connaisseur de Levinas, trouve sa butée : sur ces penseurs, on aurait en fait moins besoin d’analyse conceptuelle que de théorie du marketing. Les attaquer conceptuellement, c’est un peu comme tirer au lance-pierre sur un drone, ou (pour rajeunir Glucksmann !) attaquer des bombardiers atomiques avec des tigres en papier : les deux sortes d’objets n’appartiennent pas au même monde, pas à la même catégorie ontologique.

Nos « philosophes », avec beaucoup de subtilité, mais pas une subtilité conceptuelle, une subtilité plutôt marketing et publicitaire, ont construit avec une louable obstination et un beau sens des cibles une image média qui a trouvé son public : on dénonce le mal radical, on invoque la morale et encore la morale, on va chercher des exemples simples, criants, exotiques, pathétiques (le tchétchène, le bosniaque, le supplicié d’Al Quaida), on prend des airs de prêcheur de la vertu et de prêtre de l’humanité en col blanc –sans oublier les ressources d’une solide puissance financière dans les médias et les réseaux d’affaires dans le cas de BHL.

Ensuite ça roule quasiment tout seul grâce à la logique people. De même qu’on est décoré plus facilement quand on a été décoré une première fois (je connais de prétendus hommes de lettres qui sont, à cet égard, des sapins de Noël), de même quand on est connu, on mérite de le devenir encore plus.

Lors du forum de Libération au Mans sur le bonheur, je fus pris à partie par un spectateur qui m’accusait d’avoir injustement attaqué BHL.

Il confondait visiblement BHL et Finkielkraut. Sans avoir lu le livre de Schiffer, ce monsieur les mettait à très juste titre dans le même sac de ses admirations. J’avais effectivement réfuté les pitoyables arguments pro-Polanski de Finkielkraut.

Je répondis à ce spectateur que je n’avais jamais parlé de BHL, mais que si j’en parlais un jour ce serait à la rubrique « business ».

J’ai fait une petite exception à mon principe à cause du livre de Schiffer, mais comme on le voit, j’y reviens pour finir : tout cela relève du business.

Sous cet angle, je suis très sincèrement admiratif de nos philosophes (par exemple lorsque Finkielkraut arrive à vendre comme supplément d’âme dans les boutiques Relay des gares des commentaires littéraires plutôt barbants sous le titre Un cœur intelligent), —mais ceux qui ne tentent pas de faire comme eux ne sont pas obligés de les trouver admirables.

Pour ce qui est maintenant du show bizz hyperprofessionnel, je préfère de loin Lady Gaga…

Rédigé le 22/06/2010 à 11:08 dans Cucul, Escroquerie, Médias | Lien permanent

Yves Michaud

Paru dans Libération du 22/06/2010

http://traverses.blogs.liberation.f…
 
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Commentaires  Forum fermé

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Daniel Salvatore Schiffer : Critique de la déraison pure.
jeudi 6 janvier 2011 à 14h17 - par  XavXav

Une précision : Fayard a déjà publié un livre très critique contre BHL (Philippe Cohen, « BHL : Une biographie »). Si le livre n’a pas été publié chez Fayard, et s’il y a eu si peu de compte-rendus, c’est peut-être justement à cause de la qualité de ce livre qui laisse à désirer : figures de styles lourdes, parti pris systématique, attaques ad hominem et jeux de mots douteux qui auraient toutes leur place dans le Canard enchaîné (et me raviraient) mais entachent un ouvrage qui se prétend impartial et concentré uniquement sur les idées des nouveaux philosophes.

En bref un ouvrage décevant qui n’apporte rien de neuf. Ce n’est pas parce qu’on est critique de BHL qu’on est automatiquement paré de toutes les vertus…

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