Le mythe œdipien et le transgénérationnel ou la migration du phallus
symbolique au fil des générations, dans l’hystoire du Sujet.
Comme tous les mythes et légendes peuvent être un enseignement, Freud,
lorsqu’il découvrit le théâtre de Sophocle et d’Eschyle, s’empara
de la légende d’Œdipe. Cependant il n’appréhenda que la partie
exposée dans la tragédie grecque pour son objet. Il omit le début de la
légende, pourquoi ?
Ce héros thébain nous est connu par le poème cyclique l’Œdipodie,
œuvre de 6600 vers attribuée au lacédémonien Kinaithon au VIIe av.
J.-C. Déjà Homère dans l’Odyssée y faisait allusion sous un autre
nom, celui d’un héros [1].
Ce mythe grec est un mythe exprimant un drame d’infanticide, qui certes
n’aboutit pas à la mort mais fut espéré comme tel par son père.
Il n’est pas le seul, quelle que soit l’origine qu’on a pu attribuer à
ces meurtres. Beaucoup d’autres mythes rappellent des rites
d’exposition, de sacrifices de premiers nés, d’infanticides masqués.
On en retrouve dans toute l’antiquité, y compris dans la Bible [2], où
Isaac fut épargné par l’Ange de Dieu du couteau sacrificateur de son
père. Sacrifice rituélique du premier né.
Ce qui ne l’a pas empêché de finir étrangement, comme Œdipe,
aveugle, solitaire et sans consolation.
L’historique
L’histoire d’Œdipe est liée à un mythe qui a été perdu, mais qui
parlait d’un enfant divin, porté avec des torches par des bergers à la
cérémonie du nouvel an où il était proclamé fils de la déesse Brimo
ce qui semble avoir laissé des traces dans notre culture chrétienne. Cet
événement, qui se dit éleusis est le plus important des “Mystères
d’Éleusis” au sanctuaire de Déméter et de Perséphone. Le mythe de
l’arrivée d’Œdipe à la cour de Corinthe rejoint de nombreux autres
héros légendaires tels Pélias, Amphion, Égisthe, Moïse, Romulus,
Cyrus… tous abandonnés sur une montagne ou livrés aux vagues des
océans.
Œdipe, qui veut dire “pieds enflés”, n’est pas loin de l’Œdipais
“fils de la mère gonflée”, le héros Dylan de la culture celte
irlandaise.
Quant au meurtre de Laïos, souligné dans les différentes tragédies, il
représente la mort rituelle d’un roi solaire par son successeur jeté à
bas de son char et traîné par les chevaux dans les légendes les plus
anciennes de la Grèce Antique. Historiquement, Œdipe fut un envahisseur
de Thèbes au XIIIe siècle av. J.-C. qui supprima l’ancien culte
minonéen de la déesse Sphinge et réforma le calendrier. À cette
époque là, le nouveau roi considéré comme étranger avait été
théoriquement le fils du vieux roi qu’il tuait et dont il épousait la
veuve. Œdipe, comme Sisyphe essaya-t-il de substituer une succession
matrilinéaire à une succession patrilinéaire ? Comme Thésée qui fut
révolutionnaire en voulant imposer à Athènes le patriarcat, ce pourquoi
il fut banni à la fin de son règne ?
Freud, sur le tard, dans “Moïse et le monothéisme” fera allusion à
l’Orestie d’Eschyle où il situe bien le remplacement d’un ordre
social matriarcal ancien par l’ordre patriarcal nouveau. Les différents
auteurs qui traduisirent en tragédies cette légende, soit Eschyle,
Sophocle, Euripide, apportèrent chacun à cet enseignement ancestral un
éclairage subjectif particulier issu des besoins de leur époque. Si
Œdipe se crevant les yeux a été interprété comme signifiant de la
castration par certains psychanalystes, les grammairiens grecs
considéraient déjà la cécité de Phénix, le tuteur d’Achille, comme
un euphémisme de l’impuissance.
Du mythe à la tragédie
Dans diverses versions du mythe, Œdipe meurt paisiblement et c’est
Sophocle à la suite d’Eschyle qui, pour les besoins de sa cause, donna
au mythe sa version tragique, la plus répandue aujourd’hui. En effet,
pour des raisons dûes à l’économie psychique en ce Ve siècle à
Athènes, il semble que l’aveuglement d’Œdipe soit une invention
sophocléenne “nécessitée par l’ananké psychologique du moment :
enseigner au public qu’on ne peut satisfaire impunément ses désirs
puis mourir paisiblement …/… Sophocle propose et structure le Surmoi
avec la référence paternelle, avec lui les hellènes ont appris à
compter jusqu’à trois. [3]”. Structurations triangulaires, elles
coïncident avec la technique théâtrale de Sophocle. Eschyle lui
n’avait que deux acteurs, Sophocle en introduisit un troisième, ce qui
permit de mettre trois “inter-locuteurs” en présence. Avec Eschyle et
Sophocle en ce Ve siècle, apparut ainsi au travers d’un enseignement
théâtralisé, un mouvement philosophico-intellectuel. Ce mouvement
proposa un ordre anthropologique nouveau “au nom du Père”, à la
place de l’ordre ancien des Érinyes [4] au “nom de la Mère” qui
régnait jusqu’alors.
La tragédie
Laïos, fils de Labdacos et roi de Thèbes avait trahi l’hospitalité de
Pélops, son hôte dans sa jeunesse, enlevant le petit Crysippos non
consentant dont il était tombé follement amoureux, à Pisa. Ayant
épousé plus tard Jocaste et affligé de ne pas avoir d’héritier, il
consulta l’oracle de Delphes qui lui révéla que cet aspect facheux
était une faveur des dieux, car tout enfant né de Jocaste serait
l’instrument de sa mort. Aussi répudia-t-il celle-ci sans explication,
mais mortifiée, frustrée par cet affront, telle Pénia qui se fit
engrosser par Poros, ivre-mort au banquet d’Aphrodite [5], celle-ci
l’enivra et dans la nuit l’attira dans sa couche. Neuf mois plus tard
naissait Œdipe que Laïos arracha aussitôt des bras de la nourrice, lui
perçant les pieds pour l’attacher et le faire exposer aux bêtes
féroces sur le mont Cithéron par son valet Polybe.
Dans une variante de la légende, Laïos enfermait le bébé dans un
coffre qu’il jetait à la mer, lequel échouait sur la côte de Sicyone
où Périboea épouse du roi Polybes se trouvait sur la grève. N’ayant
pas d’enfant, ce fut pour elle un miracle, aussi emmena-t-elle le bébé
derrière les buissons pour en ressortir simulant les douleurs de
l’enfantement devant ses servantes avec l’enfant dans les bras.
C’est ainsi qu’elle fit croire qu’Œdipe était son fils, sans pour
autant cacher la vérité à son époux Polybos qui l’adopta.
Beaucoup plus tard, un corinthien ivrogne, dit-on, se moqua d’Œdipe et
lui fit remarquer qu’il ne ressemblait pas du tout à ses parents…
Œdipe perturbé s’en alla consulter la Pythie qui s’écria avec
horreur “tu vas tuer ton père et épouser ta mère”. Il s’enfuit
aussitôt pour échapper à son sort, et c’est dans le défilé de
Delphes, à Daulis, qu’il rencontra un vieillard sur son char, entouré
de ses gardes du corps, qui prenaient toute la place sur le sentier.
Hautain, agressif, celui-ci lui signifia qu’il était supérieur et
qu’on lui devait le passage. Déjà troublé par l’oracle, la colère
envahit Œdipe qui affronta les gardes et les extermina les uns après les
autres. Le char s’emballa, Laïos, car c’était lui, roula sous les
roues du véhicule, et fut traîné et déchiqueté sans qu’Œdipe ne
l’ait personnellement touché. Laïos revenait lui aussi de l’oracle
d’Apollon où il avait demandé comment se débarrasser de la Sphinge,
ce monstre femelle né de Typhon et d’Echidna qui ravageait la jeunesse
de sa Cité.
(Il faut dire qu’à cette époque, selon nos historiens, la loi à
Athènes réprouvait l’homosexualité, l’amour entre hommes étant
considéré comme avilissant. Les Grecs y voyaient là un risque menaçant
la civilisation. Cependant, ce qui pour nous semble paradoxal, c’est que
les rapports pédérastiques, entre un éraste, amant adulte et un
éromène, l’aimé, jeune garçon à peine pubère, de 12 ans jusqu’à
l’apparition de la première barbe vers 18 ans, soient érigés au rang
d’institution ; celle-ci constituant un rite de passage vers l’âge
viril, et ces “relations” avaient surtout valeur d’éducation à la
vie sociale et politique. Ce mode éducatif comprenait certes des rapports sexuels toujours
possibles mais sans que la notion de plaisir prenne le dessus sur les
valeurs intellectuelles et morales. En tout cela les Grecs considéraient
le rôle actif du maître et celui passif de l’élève, d’ailleurs ces
pratiques avaient des règles restrictives, l’éducation de la majorité
des citoyens reposant sur ces initiations.)
Laïos franchit ces règles et Héra voulut punir Thèbes de son roi
pédéraste qui à la cour de Pélops avait trahi l’hospitalité sacrée
de son hôte en enlevant le petit Crysippos. Aussi la déesse avait-elle
installé la Sphinge à Thèbes, la cité ayant été trop tolérante à
l’égard de cette relation coupable.
Ceci est donc l’histoire d’un fils qui provoqua la mort de son père,
par hasard, après avoir échappé à la machination criminelle de
celui-ci.
Une autre version plus théâtrale fut retenue par Sophocle et Eschyle :
l’histoire du meurtre d’un vieillard qu’Œdipe ne connaissait pas,
à un croisement de trois chemins, qui ne voulant pas lui laisser le
passage, le courrouçant, allant jusqu’à provoquer ses hommes de main
pour avoir le champ libre, et le tuant on ne sait comment [6].
Comme une intuition, un savoir inconscient, le présage de la funeste
rencontre fut ressenti confusément par Œdipe. Dans sa tragédie Sophocle
l’exprime par ces mots : “Il se précipite sans rien voir sur le chemin
rocailleux et s’engage dans le défilé qui aboutit à un carrefour.
Trois routes [7] s’y croisent, il frémit en les apercevant, car Peur
posant sa froide main sur son cœur le remplit d’une terreur sauvage et
irraisonnée qui grave dans son cerveau en traits ineffaçables l’image
de ce lieu néfaste. Tout autour de lui, les monts sourcilleux se dressent
menaçants et leurs échos semblent répéter la malédiction de la
prêtresse. Il s’en va droit devant lui, comme une bête traquée, ne se détournant
ni à droite ni à gauche.”.
Sophocle nous montre dans cette description la métaphore d’un père
terrible, le sien enfoui dans sa mémoire inconsciente et au carrefour des
trois chemins.
Œdipe semble être investi d’une violence que n’équivaut que celle
qui lui fut infligée enfant, brutale cruauté de l’ordre patriarcal
incarné par Laïos à cette époque.
On ne sait pas grand chose, ni de son âge, ni des liens avec ses parents
Polybes et Périboea (Mérope dans la tragédie) qui l’avaient recueilli
et adopté en secret et n’avaient pu cicatriser le trauma de son
exposition au mont Cithéron. Il est probable qu’en quittant ceux
qu’il croyait être ses parents, il revécut la scène de rupture avec
le sein maternel originel, la Chose de Jocaste.
Le destin le pousse vers cette Sphinge, monstre femelle mère cannibale
dévoreuse d’enfants, où fantasmes inconscients et réalité
s’entremêlent.
À la suite des révélations de l’oracle, qui représente son désir
inconscient, il se sentait responsable d’un crime potentiel et se vivait
comme “un fléau” d’où un désir conscient d’apporter “quelques
bénédictions” au peuple de Thèbes en le débarrassant de la Sphinge
comme bonne action. Comme s’il allait ainsi résoudre son conflit
intime, celui du traumatisme intérieur qui le mine. Alors le dramaturge
lui fait dire :“Je monterai, je défierai le monstre… l’énigme
serait bien difficile, en vérité, si je n’arrivais pas à la
deviner”. Dans le même temps, les thébains bouleversés par la mort
subite de leur roi Laïos n’avaient pu pratiquer aucun rituel de deuil,
d’où leur grande angoisse.
“Et chose plus affreuse encore, leur ville était ravagée par Sphinx,
monstre terrible à visage de femme, mi-aigle, mi-lion, qui, chaque jour,
dévorait un homme, parce qu’il n’y en avait pas un à pouvoir
résoudre l’énigme qu’il posait”. L’apparition d’Œdipe dans
leur ville fit de lui un leader suffisamment fort pour remplacer le roi
défunt et affronter le monstre. Il se posa alors en sauveur des
enfants [8] de Thèbes.
Le tragédien décrit comment il arriva devant le monstre qui s’offrait
à lui : “un oiseau puissant dont les grandes ailes d’or et d’airain
miroitent aux rayons du soleil qui l’enveloppent d’une auréole de
lumière. Et au centre de ce cercle lumineux, brille un visage pâle et
beau comme une étoile au lever de l’aurore”.
Dans cette étrange description de figure maternelle à la fois distante,
terrible et agalmatique qui le contemple de toute sa hauteur
surnaturelle, n’y a-t-il pas là un souvenir enfoui du regard qu’il
offrit à sa propre mère face à la jouissance d’une mère imaginaire
inconnue ? Ce que le poète décrit comme “Le feu de la convoitise
s’allume dans ses yeux, elle étend vers lui ses griffes cruelles et se
met à agiter sa queue de côté et d’autre, comme un lion furieux qui
guette sa proie”. Les thébains qui restaient à distance de la vision
insoutenable du monstre, considéraient que seul celui qui aurait le
courage de regarder en face cette réalité pourrait les délivrer de leur
malédiction et de leur angoisse. L’énigme imposée n’était que
métaphore de la réalisation de l’homo sapiens en tant que Sujet, et ce
n’est peut-être qu’à cause de l’horreur de la révélation de
l’oracle de Delphes, que plus solide et plus mûr, il put aborder cette
énigme et la résoudre : “À l’aurore, il se traîne sur quatre
pieds ; à midi, il marche sur deux ; le soir, c’est sur trois qu’il
avance en chancelant. Quel est cet être, jamais le même et cependant
jamais plusieurs, mais un seul ?”.
Comme se libérant de cette étrange emprise maternelle il répondit.
“Quel serait cet être, sinon l’homme ?” La sphynge demande en fait
à Œdipe de s’identifier à “l’Homme”, énigme qui peut être
entendue comme : “Toi qui ne sais pas qui tu es, hâte-toi de
t’identifier à l’Homme avant que je ne te déchire”. À quoi Œdipe
répondit en s’identifiant au phallus. En effet il était devenu “Un
Homme”.
À ces mots la Sphinge disparut, se donnant la mort en se précipitant
dans l’abîme.
Dès cet instant, vainqueur, il fut proclamé roi et reçut la veuve de
Laïos comme part du butin qui lui était attribué. Mais un jour,
l’irritation persistante des divinités [9] produit une nouvelle
catastrophe, une pandémie, la peste envahissait Thèbes avec la
répétition de ses malheurs. Les thébains se tournèrent de nouveau vers
les sacrifices humains pour calmer leurs dieux et leurs angoisses. Œdipe
fit appel à Tirésias, célèbre devin aveugle qui lui fit une
révélation terrible : il portait la responsabilité, quoique non
coupable, mais n’en était pas moins redevable devant les dieux.
“Malheur à toi, Œdipe, malheur à toi ! Car tes yeux voient et
cependant tu n’aperçois pas ce que tu es, et tu ne discernes point tes
propres actes. Bientôt, étranger sur une terre étrangère, tu erres
privé de la vue, tâtant le sol de ton bâton ; et, à l’ouïe de ton
nom et de ton crime, les hommes s’éloigneront de toi, remplis
d’horreur”.
Selon la légende, Tirésias est celui qui connaît la jouissance
féminine ainsi que la jouissance masculine. Peut-être avait-il
découvert “qu’il n’y a pas de rapport sexuel” ? Pour ce savoir
auquel il ne voulait pas renoncer, Héra, furieuse, lui ôta la vue. Zeus
lui conféra le don de prophétie et une vie s’étendant sur sept
générations. C’est Athéna qui lui offrit un bâton en bois de
cornouiller pour se guider sur terre. Depuis, tout au long de l’histoire
légendaire grecque, Tirésias est devenu un nom commun pour désigner un
devin. Ici, notre Tirésias se présenta à la cour d’Œdipe pour
annoncer que la peste ne prendrait fin que si un “Homme Semé” [10], donnait sa vie pour la Cité. Le père de Jocaste, Ménoecée se jette
alors du haut des remparts de Thèbes, son sacrifice est unanimement loué
et la peste s’arrête.
Mais ce n’était pas suffisant pour que la peste qui fut stoppée
prenne fin, il faut, ajoute Tirésias, pour satisfaire les dieux un autre
“Homme Semé”, celui-là qui appartient à la troisième génération,
celui qui a tué son père et épousé sa mère. “Sâche ô Jocaste,
qu’il s’agit d’Œdipe, ton mari !”.
Si de nos jours, nous avons appris à interpréter le destin de l’homme
versus son Inconscient, les dieux antiques et les oracles en furent la
métaphore dans bien des circonstances. Ainsi, selon chaque culture, ce
grand Autre est perçu hors du sujet ou en fait partie-extime. Mais
comment, de victime du père, devient-il son bourreau aux yeux de tous ses
concitoyens ? N’y a-t-il pas là, diffraction de la pensée collective
face au mystère individuel d’un Sujet. Comment pourrait-il transmettre
au collectif sa vérité, ce qu’il ne peut pas dire, son secret qu’il
ne comprend pas lui-même à l’état de veille ? Tirésias connaît ce
que nous appelons les transmissions transgénérationnelles, ainsi pèse
sur les épaules d’Œdipe le poids d’un “destin” qui lui, est
inconscient. Il va devoir supporter celui-ci et en être l’expression,
“aveuglé”.
Si nous nous appuyons sur ce dire : “Le destin de l’homme, c’est son
Inconscient” , n’est-ce pas là, la zone aveugle de tout humain ?
Œdipe cherche, retrouve et interroge le vieux serviteur fidèle du nom de
Polybe, qui l’avait sauvé de la mort. Celui-ci lui révèle trois
secrets, encore trois : trois chemins, trois secrets, comme un chiffrage
signifiant de sa destinée. Voici le dialogue que Sophocle nous propose :
Œdipe : “Qui t’avait chargé de me mettre à mort sur la pente de la
montagne ?”
Polybe : “N’en demande pas davantage, ô roi, je t’en conjure ! Il
est des choses qu’il vaut mieux taire.”
O : “Parle, je te l’ordonne. Dussé-je même apprendre de toi que je
suis fils d’esclave, je suis prêt à le supporter.”
P : “Tu n’es pas fils d’esclave, mais de race royale. Ne m’en
demande pas davantage, ô roi !”
O : “Parle vieillard, parle. Ton silence excite mon courroux. Je
t’obligerai à tout dire, dussé-je employer la violence.”
P : “Oh ! Ne porte pas sur moi des mains cruelles ! C’est par égard
pour toi que je voulais me taire. Je l’ai reçu de ta mère, et ton
père était… le roi Laïos. Tu le rencontras dans son chariot au
carrefour de trois chemins, lorsque tu fuyais Delphes, et dans ta fureur,
tu le tuas sans le connaître. Malheur à moi ! Car les dieux m’ont
choisi pour être le témoin involontaire de leur oracles”.
À ce stade, nous pouvons remarquer que dans la légende la question de
l’articulation du désir à la Loi qui doit être tenue par le père,
reste occultée, et que d’autre part Laïos n’est pas son père, au
sens freudo-lacanien : il n’est que son géniteur. Les tragédies qui en
ont été tirées ont pris des positions parfois différentes, mais il est
important de noter que celui qui l’a adopté est en place de “Nom du
Père”, son Père Polybos.
Enfin, il est peu probable que sa mère n’ait pas su très vite qu’il
était ce fils qu’on lui avait arraché, que cet homme ne fasse pas
énigme pour elle, avec sa boiterie, sa blessure aux pieds qui signent un
nom, “Œdipe”. Sophocle ne fait-il pas dire à son jeune époux :
“Bien des gens dans leurs rêves ont partagé la couche maternelle.
Celui qui attache la moindre importance à telle chose est aussi celui qui
supporte le plus aisément la vie” ? Cette phrase n’est pas innocente.
N’y a-t-il pas là une question sur la jouissance féminine qui ne
connaîtrait pas la Loi de la castration aussi rigoureusement que celle
côté homme ?
Avec Freud
Ce fut la tragédie de Sophocle qui intéressa Freud, c’est pourquoi il
écrivit en 1897 à Fliess, son fidèle complice, qu’il lui semblait
avoir découvert un processus de répétition enfants-parents d’un grand
intérêt. “J’ai trouvé en moi comme partout ailleurs des sentiments
d’amour envers ma mère et de jalousie envers mon père, sentiments qui
sont, je pense communs à tous les jeunes enfants, même quand leur
apparition n’est pas aussi précoce que chez les enfants rendus
hystériques. (…) La légende grecque a saisi une compulsion que tous
reconnaissent parce que ressentie. Chaque auditeur fut un jour en germe,
en imagination, un Œdipe, et s’épouvante devant la réalisation de son
rêve transposé dans la réalité.”
Rien de tout cela n’explique à nos yeux, la conviction de ce père
d’être réellement tué par son fils. À moins que l’amour d’une
mère pour son nourrisson, de type amoureux et pervers, le petit pervers
polymorphe comme Freud l’a décrit, fasse une telle ombre au père
surtout s’il s’agit d’un fils, à laquelle s’ajoute la
prédiction, la superstition ou une intuition paranoïaque ?
Côté métaphore, n’est-ce pas aussi celle du droit d’aînesse prise
au pied de la lettre où comme dans la psychose “Le mot c’est la
chose”. Pourtant Œdipe ne semble pas psychotique.
Aucune forclusion n’est repérable, mais Freud ne discerna-t-il pas chez
le sujet obsessionnel un même phénomène, une telle préoccupation, la
même angoisse où l’enfant qui va naître désigne dès cet instant la
mort du Père ?
Après l’aveu de Tirésias, Œdipe se crève les yeux [11] et Jocaste se
pend. Ses deux fils (frères), Étéocle et Polynice le chassent et
détiennent le trône à tour de rôle. Il part alors sur les routes,
guidé par sa fille (sœur) Antigone pour mourir au pied d’un buisson à
l’instigation des dieux.
Mais le temps passe et les deux frères deviennent ennemis et
s’entretuent lors de la guerre des sept chefs décrite dans “Sept
contre Thèbes”, la tragédie d’Eschyle. Polynice est tué par son
frère Étéocle, reproduisant ainsi la fin tragique d’Abel face à
Caïn. Créon, frère de Jocaste, monte sur le trône et refuse une
sépulture à Polynice. Antigone défie le nouveau roi, son oncle, car
elle veut une sépulture pour son frère. Affrontant la Loi qui la lui
refuse, elle préfère se tuer dans la tombe qu’elle avait préparée
pour lui. Fin du drame.
Avec Lacan
C’est au-delà de “l’Œdipe” que Lacan va discerner l’universel
de ce mythe antique devenu freudien.
La légende retenue par Freud est l’histoire d’un enfant né du désir
d’une mère qui a forcé un homme pour être engrossée. Mais cet enfant
lui est enlevé dès sa naissance pour être sacrifié à un oracle, mais
avait-il été nommé ? Est-il un sans nom, la légende n’en dit rien.
Géniteur à son corps défendant, Laïos ne l’a pas nommé et s’il
porte un nom “Œdipe” c’est que d’autres le lui ont donné. Aucun
nom ne figure dans le mythe, seule la marque de ses pieds percés, signe
le sacrifice, signe de mort.
Par l’Oracle, cet enfant est donc lié à son géniteur par la mort,
l’oracle fait-il une différence entre géniteur et père au sens
lacanien de Nom du Père ?
Ensuite, sauvé, adopté par “Un Père” il va avoir un nom, celui issu
du signe, “Œdipe”, “celui qui a les pieds enflés”.
Périboea, celle qui le découvrit et l’adopta, exprima un désir en
avouant à son époux son désir d’adoption. Ainsi Polybe, son époux
devient-il de cette façon, pour cet enfant un “Nom du Père”, celui
qu’il appelera Père.
Petit phallus d’une mère à qui il fut enlevé, il devient petit
phallus de celle qui s’y substitua pour l’élever, l’adoptant comme
son fils. Mais quid de la faute du géniteur Laïos, le pédéraste, celui
qui aimait trop jouir des enfants et qui est cause de toute cette tragédie
humaine ?
La circulation du phallus, la jouissance de Laïos, celle de Jocaste, ne
sont-ils pas les vrais thèmes de ce mythe qui parmi d’autres peuvent
avoir un sens commun à tous les humains ?
Dans l’interprétation lacanienne, avec la triade Réel, Symbolique et
Imaginaire, (R.S.I.), le Père symbolique, celui qui est mis à cette
place, se réduit à un signifiant, Père, c’est à dire un père mort.
Or, ici le destin oraculaire de cet enfant est de rencontrer son père
symbolique par la mort, post-mortem, à son issue même. Mais quelle place
donner à son adoptant, celui qui l’a élevé par amour, Polybos, qui
était mis jusqu’à présent en place de (NdP) nom du Père ? Polybos
est-il un Père imaginaire, le Père de la réalité ? Alors le géniteur
serait du côté du Père Réel porteur des spermatozoïdes, celui qui
besogna la mère ? On passerait donc du Père Réel au Père Symbolique
par la mort de celui-ci. L’oracle ne lui dit-il pas “tu tueras ton
Père”. En cela, on ne dit pas de qui il s’agit, d’où le quiproquo
qui envahit ce garçon et sa fuite de chez ses parents adoptifs qu’il
croyait être ses vrais parents, pour éviter d’atteindre à la vie de
son père, le seul qui l’a élevé comme fils, c’est à dire son Père
(NdP) ?
Un Père, nous dit Lacan “c’est celui qui est nommé par le désir de
la mère”, expression de la métaphore du NdP. Ici c’est le cas de
Jocaste qui, par son désir d’enfant, abusa d’une nuit d’ivresse
pour se faire engrosser par Laïos, donc le faire Père, mais qui le sait,
hormis l’oracle ?
Une autre femme en quête d’enfant, d’un petit phallus, en fit
l’objet de son désir, l’adopta en le présentant à son époux
Polybos. Cet acte de la présentation est un rituel bien connu en
éthologie chez beaucoup d’animaux comme chez les humains, “la
présentation au Père”. En ce sens, Polybos devient-il aussi un des NdP ?
Est-ce là la tragédie que vivent tous les enfants adoptés ?
Ainsi, la triangulation freudienne ne serait-elle qu’un reflet de notre
famille culturelle occidentale. La vraie représentation étant de
structure : celle des places de chacun dans le registre
Réel-Symbolique-Imaginaire (R.S.I.) avec la place du phallus, côté
femme, côté homme, dans le triangle freudien famillial.
Depuis l’enseignement de Lacan, le Nom du Père n’est qu’un signifiant
et n’importe qui peut tenir cette place. Ici, Œdipe ayant trouvé un
père adoptif en place de NdP, la révélation de son Père Réel
devenant Symbolique lui fut faite par l’oracle : “tuer ton père”.
Cet oracle fait donc naître du symbolique à une place restée réelle
mais non vacante. Que devient Polybos dont on ne parle plus et qu’Œdipe
a voulu protéger “du destin funeste” qui lui était réservé ?
D’autre part que représente cette Sphinge avec sa jouissance vorace de
tueuse d’enfants ex-déesse minonéenne maternelle anthropophage ?
Une jouissance féminine non capitonnée, expression de la toute
jouissance, paradigme de celle de la femme que Lacan nomme “pas
toute” ? Que fit Jocaste de son jeune époux si ce n’est une fois de
plus l’objet de sa jouissance, puis fit de lui un père issu de son
désir, en eut ainsi trois enfants pour lesquels on peut supposer qu’il
fut un NdP ?
Voila donc un fils, incestueux sans le savoir consciemment, qui perpétue
la transgression de la Loi de Manu [12] universelle, éthique des
sociétés humaines, puis loi morale de nos jours mais surtout loi
exogamique, protectrice de l’espèce.
Une autre question se pose : pourquoi est-ce Œdipe le coupable et non pas
Jocaste ? Serait-ce à cause de la Loi du patriarcat, remplaçant
l’ancienne Loi matriarcale, comme l’historique de cette légende nous
le laisse entrevoir ? Puisqu’on situe au
XIIIe siècle avant notre ère la disparition du vieux culte minonéen
de la déesse et l’installation du patriarcat, comme ce fut le cas à
Athènes avec Thésée.
Ce mythe ne serait alors ni plus ni moins que l’expression du passage
enfoui dans la mémoire collective, du matriarcat au patriarcat, avec le
capitonnage de la jouissance apporté par la Loi du Père, aujourd’hui
celle des Écritures, ou Loi mosaïque.
La circulation d’une jouissance débridée est régulée, nous dit Lacan
au niveau de la place symbolique d’un Père. Le NdP, métaphore du désir
maternel, est là pour ça. Mais Œdipe a failli à tout cela sans le
savoir, aveugle qu’il était. Avant de s’en crever les yeux, il laissa
sa mère jouir de lui, lui donner des enfants, ses frères et sœur de
lait, filiation endogame qui ne pouvait qu’aboutir au chaos. Responsable
vis-à-vis de la Loi du patriarcat qu’il représente, qu’il devait
perpétuer, afin de canaliser la jouissance. Il a failli à son rôle, à
sa place.
La légende, puis la trilogie de Sophocle et les autres, ne seraient donc
que la représentation d’un “mathème théâtral”, de ces règles du
patriarcat où nous repérons la structure avec R.S.I.
Jocaste n’a-t-elle pas eu une intuition, le souvenir des petits pieds
percés au nom d’Œdipe, des cicatrices portées par son jeune époux,
de l’âge de son enfant ? Pourquoi la jouissance d’une mère ne
serait-elle pas du même ordre que celle d’une femme c’est-à-dire pas
toute castrée ?
On perçoit bien qu’au delà de ce que Lacan appelle le triangle
freudien “papa, maman et moi”, il y a d’autres choses : “le
phallus est le signifiant hors système… le signifiant conventionnel à
désigner ce qui est, de la jouissance sexuelle, radicalement
forclos” [13]. “Tout ce qui est refoulé dans le symbolique,
réapparaît dans le Réel, c’est bien en quoi la Jouissance est tout à
fait réelle” [14].
La place d’un régulateur est donc primordiale, c’est à dire, un Nom
du Père.
Ainsi le destin du Sujet n’est-il pas scellé pour une part bien avant
qu’il naisse, pour ensuite subir les tribulations de telle mère, tel
père ou tenant lieu ?
Quelle part de liberté, pour Œdipe ? Aucune, mais cela peut-il pour
autant produire un mythe universel ?
Les places de chacun dans R. S. I. semblent, elles, universelles car
chaque culture évoque avec les mythes qu’elle construit à but
éducatif, sa fiction où les places sont distribuées selon R.S.I.,
c’est la structure qui se retrouve partout et non pas le triangle
“papa, maman et moi”.
Conclusion
De 1915 à 1927, Freud nous a laissé ses réflexions sur la notion du
meurtre. La Loi du talion proclame la vengeance “oeil pour oeil ; sang
pour sang”. Il précise que : “notre inconscient pratique le meurtre
même pour des vétilles (…) car tout endommagement de notre
moi-tout-puissant (paranoïaque) est au fond un crimen laesae majestis”.
D’ailleurs, ajoute-t-il : “le cannibalisme, l’inceste, et le meurtre,
font partie des désirs instinctifs les plus primitifs de l’homme”.
Dans l’évolution des sociétés, du passage du matriarcat au
patriarcat, de la Loi du Talion à celle de l’homo-philosophicus. Sur le
plan du Sujet à l’origine d’une ère nouvelle issue des Écritures que l’on
nomme Bible ou Torah, notre ancêtre direct est Seth (Gn. 4, 25). Seth ce
troisième enfant du couple primordial qui compensa la mort d’Abel tué
par son frère Caïn. Le destin qui lui fut assigné fut alors de refuser
de choisir entre la position de victime et celle de meurtrier ; “ni loup
ni mouton”, c’est à dire rejet de la loi du talion. Pour compenser ce
double désastre d’un Caïn qui détruit et d’un Abel qui se laissa
détruire, la vocation de Seth fut donc d’inventer l’humain en sa
vérité, c’est là “le chant d’Isaïe”. Chant qui mûrit l’homme
dit-on, “chant qui met à l’unisson le cœur et les mots qui lui
montent des lèvres”, celui d’une éthique, amalgame des temps
anciens, origine de la psychanalyse aujourd’hui.
Freud, pétri de ces cultures, avec la discrétion qu’on lui connaît,
utilisa le signifiant archéologie de préférence, pour traquer le
transgénérationnel alors que Ferenczi confronta la phylogenèse à
l’ontogenèse, pour étudier le psychisme humain dans ses profondeurs.
Ainsi, strate par strate, nous sommes conduits à découvrir
délicatement, au rythme du patient les fondements de sa souffrance et de
ses symptômes.
Malgré son éloignement des archétypes de C.-G. Jung, Freud maintient
néanmoins son désir de voir un jour la psychanalyse prendre rang parmi
les sciences des origines, ce qui ne l’empêcha pas de rejeter
l’étiologie héréditaire du XIXe siècle, celle qui réapparaît
aujourd’hui via le véhicule biologique revendiqué par la science,
celle là même qui forclot le Sujet depuis Descartes.
Aussi précise-t-il que :
“L’actualité d’un symptôme n’est jamais contemporaine des
éléments déclenchants (…)” et qu’un “grand nombre
d’évènements vécus par l’enfant auront plus de retentissement dans
le cas où ils répètent des évènements phylogénétiques très
anciens.” [15].
Si Freud construisit une topologie comme outil de travail avec Inconscient
Préconscient Conscient, Phallus, Moi et Surmoi, de nouveaux concepts
virent le jour avec Lacan et R. S. I. qui rendirent encore plus
universelle la démarche psychanalytique.
C’est avec ce matériel, qui n’est pas tout à fait celui des temps
anciens, que nous abordons au quotidien dans nos relations entre
partenaires nos vécus affectifs non résolus. Entre parents et enfants,
les géniteurs ou ceux qui sont en charge “d’élever” jouent à leur
insu un rôle où on peut discerner plus ou moins facilement ces places. Si
les parents sont d’une même culture, les choses semblent plus simples en
apparence. Pourtant sait-on où se situe la cause de la souffrance dans une
confrontation qui induit une reviviscence ? Ne dit-on pas que “Le
refoulé, c’est du futur antérieur” ?
Ainsi, dans les relations parent-enfant, chacun des protagonistes
construit par exemple sa “bonne mère” et sa “mauvaise” et le
processus se répétera à chaque naissance selon les insatisfactions,
influencés que nous sommes par le monde inconscient parental dans lequel
nous baignons depuis notre conception et même en-deçà. Des places,
symboliques et imaginaires précèdent l’enfant, et pourquoi pas sur six
générations comme semblait le savoir Tirésias.
Ronald Laing disait la même chose dans “Le Moi divisé” en 1959 dans
le cadre du courant anti-psychiatrique. Ce qui en d’autres termes
rejoint toujours Lacan lorsqu’il nous conseille de ne pas “céder sur
notre désir”. Mais pour cela, ne faut-il pas le connaître ?
reconnaître notre désir ? Là intervient la psychanalyse
freudo-lacanienne pour nous déciller, car si Freud n’était pas
aveugle, il était lui aussi un Tirésias et avait bien compris que la
tragédie de Sophocle était une sorte de psychanalyse bien avant la
lettre.
On voit ici que le collectif et l’individuel s’entremêlent, le
transgénérationnel influence à notre insu notre personnalité, nos
relations de couple, d’amitiés, toutes nos relations, qu’elles soient
avec des humains ou même avec des animaux apprivoisés dits de compagnie.
Nos conflits intimes, inconscients, tous ceux qui restent non résolus
sont là présents comme souvenirs écrans, déformant la réalité, entre
nous, l’Autre et les autres.
Ne parle-t-on pas de “cadavres dans un placard” dans chaque famille,
expression des non-dits familiaux ?
Platon, dans la République (livre XI) ne dit-il pas que “pendant le
sommeil, les désirs dominés par la raison s’affranchissent et l’âme
ne recule plus devant aucune audace…, ni devant l’idée de vouloir
s’unir à sa mère…, ni de se souiller par n’importe quel
meurtre”, seul le tyran réalise à l’état de veille les désirs
terribles et sauvages des rêves de l’homme “normal”.
C’est pourquoi la sagesse antique toujours actuelle nous conseille :
seul le “connais-toi toi-même” socratique peut nous aider en ce sens
que ce “Connais-toi toi-même et tu connaîtras les dieux et les
hommes” peut nous faire comprendre que “Nul n’est méchant
volontairement” comme ce vieux sage nous l’a transmis bien avant la
psychanalyse dans une pratique déja psycho-somato-prophylactique…