Anne-Lise Stern

samedi 20 février 2010
par  P. Valas

fleurs de papillons

 

QUARANTE-ET-UN. 44. 18 JUIN CHIFFRAGE-CONTAGE EN PÉDIATRIE
Anne-Lise Stern

Contage = « cause concrète d’une contagion ». J’ai entendu, compris, ce mot pour la première fois il y a 30 ans, dans un service de pédiatrie.

Une très petite fille. Un aréopage de docteurs, hommes et femmes en blanc. Elle est assise nue sur une table d examen gynécologique, pour cette cérémonie qu’est une présentation de malade.

Papouilles, sourires. Au mur, dans un cadran illuminé, une drôle de photo noire, avec ossatures blanches, le Professeur la désigne d’une baguette.

Les autres, attentifs, regardent. Elle les voit regarder, elle aussi regarde cette « photo » qui la fait voir, « radio » qui parle d’elle (Télévision, « Radiophonie »).

Quelques jours avant, c’était sa mère qui avait demandé à parler d’elle, à la montrer au Professeur.

« Qui donc est à l’origine du contage (à qui la faute, à quel tousseur tuberculeux) ? Vraiment, Madame vous ne savez pas ? ».

« Ah si, avoue enfin la maman, le pépé ! »

Aujourd’hui, dans l’Ecole, on utilise la judicieuse notion de phénomène psychosomatique, P.P.S.

Pépé Hess, avec un H, à mes oreilles, cela aussi, cela particulièrement, sonne judicieux, à évoquer ce pépé Hess qui à la prison de Spandau, n’en finit pas d’incarner les fautes des pépés.

Je pense qu’il y a eu superposition, contage, entre scène hospitalière — je viens d’en décrire une — et scène concentrationnaire — évoquée récemment au procès de Lyon.

Et ce contage ne vaut pas seulement pour quelqu’un comme moi, que je parle ou non.

Que j’en parle ou non, vous ne pensez qu’à ça. Alors dans ce travail très daté, j’ai choisi d’en parler, en toute simplicité.

Un livre paru au Seuil, un an après sa mort, réunit quelques textes de Laurence Bataille.

Dans celui qui donne le titre, L’Ombilic du rêve, elle traite du temps dans la théorie et la pratique de Lacan, dont elle commente «  Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée » :

« c’est en quelque sorte un texte inaugural. Le contexte dans lequel il a été écrit est assez important pour que Lacan y fasse allusion à plusieurs reprises. Il lui a été demandé en 1945 pour les Cahiers d’Art par leur directeur, Christian Zervos, qui avait été obligé d’en interrompre la parution pendant l’occupation nazie. »

Ce numéro était «  conçu au dessein de combler du palmarès de son sommaire une parenthèse de chiffres sur sa couverture : 1940-1944,signifiante pour beaucoup de gens ».

Suffisamment signifiante sans doute pour Lacan qui le manifesta par un arrêt total de sa production théorique : pendant toute cette période, il n’a rien publié, rien écrit.

Temps de silence, temps de parole bâillonnée.

Avril 1945, Paris a été libéré. Les premières images des camps de concentration commencent à nous parvenir.

« tes images sinistres du récit », écrit encore Lacan, « s’y montreront certes contingentes, mais pour que notre sophisme n’apparaisse pas sans répondre à que/que actualité de notre temps, il n’est pas superflu qu’il en porte le signe » — (c’est moi qui souligne).

Mon titre ne dit pas 40-44, mais quarante-et-un - 44.

Le jour même où je réalisais : cet exposé tombe un 18 Juin, je ne m’y retrouvais plus dans le nombre des enfants d’Izieu : 41, 43, 44 ? (Ces chiffres diffèrent, selon le télex signé Barbie, la stèle à leur mémoire, ou le livre-document de Klarsfeld — donc selon que les trois gamins adolescents sont comptés ou non avec le personnel d’encadrement, i.e. avec les fusillés ou… avec les gazés).

Par contre 44, 15 Avril 44, pas d’erreur possible, c’est la date d’arrivée à Auschwitz du transport parti le 13 Avril de Drancy, mon transport.

Leur monitrice, arrachée à eux, ou réciproquement, à la sélection de l’arrivée, est tatouée à quelques dizaines près, du même numéro que moi.

Elle aussi est, comme nous disons, une 78.000. Une autre 78.000, déportée devenue analyste — en France c’est rare — Myriam David, médecin, s’occupait également d’enfants.

A un colloque des années 50, elle était venue en parler, de ces enfants dits hospitaliques, régresses après séparation précoce de leur mère et séjour en collectivité.

Pour moi aussi, sortir un certain type d’enfants-déchets de leur poubelle ségrégative était essentiel, vital.

Nous nous sommes juste dit, Myriam et moi, «  Ah bon toi aussi !… à cause de là-bas ? … bien sûr ! »

Nous n’avons jamais eu l’occasion de nous revoir.

Mais j’ai souvent vu le film tourné par elle et Geneviève Appel, Carence maternelle, à Parent-de-Rosan, ce dépôt de l’A.P. dirigé par Jenny Roudinesco (J. Aubry) — point de départ de tout un travail d’élèves de Lacan avec les enfants.

Ce film montrait des enfants en qui toute déportée se reconnaît d’emblée en qui — sans que ce soit, dans ces années-là, à formuler — quiconque reconnaissait des déportés. Non par la maigreur, mais par le côté dit «  musulman » — anesthésié, inatteignable.

Ginette Raimbault se souvient des « regards de ces enfants déposés, ouverts et aveugles, autant de questions pour celui qui les voit ».

Pour nous autres, avoir été séparées de nos amours, de nos mères et pères, et puis, en un instant, de tout tenant lieu d’objet : photos, lettres, bijoux, chiffons, vêtements, chaussures, cheveux — nous avait donné une intimité certaine avec ce que Lacan allait cerner, détacher comme objet a.

Le seul objet qui nous restait était ce corps qui était nous : l’objet a vient directement d’Auschwitz.

Lacan, le 3 juin 75, dans Le Sinthome, dit :

« ne participent à l’histoire que les déportés : puisque l’homme a un corps, c’est par le corps qu’on l’a. Envers de l’habeas corpus ».

(L’homme, petit a, un corps, ces corps-de-rien que nous devenions.)*

De là-bas me vient un sens de l’urgence, une passion de l’urgence dans le travail avec les enfants, comme si le « savoir déporté » (peut-on dire cela ?) :

quand c’est le moment, c’est le moment, un instant après c’est trop tard, rejoignait la fonction créatrice de la hâte en logique.

C’est à propos, on l’a vu, des trois prisonniers que Lacan met en place l’instant du regard, le temps pour comprendre, le moment de conclure — et la fonction de la hâte qui fait l’acte.

A l’Hôpital des Enfants-Malades, dans le service de pédiatrie dirigé par l’analyste J. Aubry, de 1963 à 1968, cette passion de l’urgence allait trouver son plein emploi :

« nous intervenons au noyau même d’un agir, la demande de consultation pour un enfant, suivi d’un autre agir, acte parfois, son hospitalisation. Nous nous trouvons intercepter, en amont, le discours des parents adressé au pédiatre » (sujet «  légalement », illégitimement, supposé savoir).

Du coup se clivent ouvertement, demande de savoir et dire de vérité.

L’enfant, déposé dans le lit d’hôpital, alors que dans un bureau sa mère en parle, est supposé à disposition du regard de ceux à qui elle en parle : il les regarde.

Ce donner à voir-lire, est une part essentielle du discours de sa mère, et, dans certains cas, tout son discours : cette part qu’il va jouer dans la scène hospitalière. (Unité de temps, de lieu, d’action, toile blanche du lit ce véritable cadre à fantasme, se prêtent de façon privilégiée au drame œdipien : on y naît, on y meurt, on peut y être châtré réellement).

Elle va représenter surtout le fantasme «  on bat — on pique — un enfant » et, comme dit au début, la scène concentrationnaire : on expérimente sur un enfant, dans un lieu collectif.

Elle devient ainsi un lieu pour cette question : être parent, aujourd’hui, après ça, c’est quoi ?

Il y aurait, entre les deux scènes, une contamination, un contage.

(Après ça : la découverte freudienne, la découverte des camps d’extermination.)

Patricia a 10 mois.

J’ai eu en tout et pour tout : un entretien avec ses parents, quelques paroles avec la mère et Patricia, et, plusieurs jours après, un entretien avec la grand-mère paternelle.

Elle est hospitalisée depuis un mois pour pneumopathie grave quand on demande mon intervention d’urgence.

Les parents, d’une vingtaine d’années, sont donc nés dans la parenthèse 40-44.

Le front de Patricia est marqué d’un V, parfaitement lisible dès lors qu’on vous l’a fait repérer.

Urgence pourquoi ? Elle n’avait aucune dent, mais d’en avoir percé six à la fois lui avait causé un état de mal asthmatique avec décompensation cardiaque.

On craint pour sa vie.

On craint la violence à fleur de peau du jeune père (II me dira avoir eu des convulsions, à un an, sous les bombardements, et parfois des désirs de grande violence, jusqu’à vouloir tuer.

Il est, pour le moment, à l’armée).
* Cf la réédition de « La Carence des soins maternels » de Jenny Aubry : Enfance abandonnée (édit. A.M. Métailié) et la logique qui en fait le support de la lettre de Jacques Lacan.

On craint aussi pour le renom du service.

Tout l’hôpital guettait le premier décès chez ces folles, incompétentes, irresponsables.

J’avais noté : «  toute une constellation de coïncidences, dates, symptômes, événements, sont tenus par la grand-mère pour significatives et font de Patricia, au moment actuel, une sorte de clé ouvrant sur l’essentiel des préoccupations conscientes et inconscientes de tous les membres de sa famille… Tout se passe comme si Patricia connaissait le calendrier. »

Cela peut s’organiser autour du V : où tout s’inscrit, écriture qui dit : tout est écrit — et autour du pied, de la jambe, de la marche, signifiant du qui-peut-s’en-aller, se détacher. (Au début, Patricia rongeait avec violence son pied.

Depuis les dents, elle ronge furieusement ses doigts, jusqu’au sang).

Père, mère et Patricia, vivent chez cette grand-mère paternelle.

Son premier mari, est mort dans un « accident ».

C’était le grand-père de Patricia, dont le père avait alors quatre ans. Un deuxième mari lui a fait cinq filles, dont il ne reste que quatre, («  Les tatas » dit Patricia, très en avance pour parler).

Cet homme est parti à la naissance de Patricia, c’est même pour ça qu’ils y vivent, pour consoler la grand-mère, femme inconsolable. Inconsolable de la perte, à dix mois, de sa première fille, Janette — retrouvée étouffée dans des circonstances obscures.

Le front de Janette portait le même V que celui de Patricia.

Ce V — elle rit — pour elle non vraiment, il ne représente rien de bon, ce V de la victoire :

un camion de soldats américains les ont renversés, elle et son mari.

Lui en est mort au bout de quelques mois.

Elle-même y a perdu sa jambe, mais pas de suite : une marque au genou, un abcès opéré, puis négligé, cause de l’état de son mari.

Elle a dû être amputée à mi-cuisse et porte une prothèse, toujours la même depuis, mais dont la sangle a lâché, il y a peu.

Patricia, dès avant neuf mois parvenait à marcher en se tenant aux doigts.

Mais quand, aussitôt, sa mère est hospitalisée pour une fausse-couche, elle ne quitte plus la porte du regard, en criant maman, et refuse toute nourriture.

(Un mois avant déjà, en visite chez les autres grands-parents, mais sans tata ni grand-mère ; elle avait crié, de façon ininterrompue : «  tata tata tata »).

S’ennuyer de sa mère, la mère de P. sait ce que c’est : à onze ans, à la naissance d’une sœur, elle en fait une paralysie (R.A.A.) et s’est retrouvée à l’hôpital, mais « tout ça sans résultat »

 : sa mère la délaissera quand-même pour la nouvelle petite… qui deviendra bientôt asthmatique.

Patricia s’ennuie d’elle, donc elle quitte précipitamment l’hôpital et passe ainsi à sa fille le virus de la grippe grave qui l’amènera aux E.M. Les parents pensent : Patricia est malade d’ennui.

La grand-mère jongle avec tout un jeu de dates, entre naissance et mort de Janette, naissance, et mort redoutée pour Patricia : c’est pour maintenant, à dix jours près.

Le jour anniversaire de la mort de Janette, elle avait attaché Patricia (comme elle avait attaché Janette après une chute — elle l’a perdue quand-même) et aussi réparé la sangle de sa prothèse,provisoirement. La panique prophétique de la grand-mère s’était communiquée à tout le monde.

Elle n’était pas venue à l’hôpital voir Patricia, elle n’en supportait pas l’idée.

Ma seule intervention : dites-lui de venir me parler de sa peur, de sa douleur à cause de sa petite fille.

Eux avaient juste dit : « elle a une prothèse, car perdu une jambe — elle ne peut venir à l’hôpital, car perdu une fille ».

Là-dessus, après l’entretien avec les parents, avant l’entretien avec la grand-mère, les médecins décident de faire dormir la mère dans le box de Patricia — pour réparer la séparation en quelque sorte.

Mon intervention, elle, venait de faire séparation : Patricia n’est pas Janette. (Mais « douleur à cause de sa petite fille » laissait libre champ à fantasmes et vœux de mort).

Le lendemain, amélioration spectaculaire, qu’on m’attribue, comme souvent — alors qu’elle tenait, comme souvent, à la structure même de la situation.

La grand-mère arrivera quelques jours plus tard : avant la mort de Janette, elle avait rêvé, à plusieurs reprises, de cette mort… et c’était arrivé.

Là, sachant qu’elle allait me rencontrer, elle a rêvé : «  Patricia est à l’hôpital, malade, mais elle me tend les bras ».

Si elle survit à l’anniversaire fatidique, ce sera comme « une réparation du destin ».

Elle a aussi pris rendez-vous pour une nouvelle prothèse.

Elle rendra visite régulièrement à sa petite-fille, mais vers le jour critique, et même encore après, elle dit aux infirmières :

«  son V se voit de plus en plus, elle va sûrement mourir ».

On a là, comme les éléments d’une future holophrase : ce V quasi pubien de l’inscription de toute perte, tata-tata, premier mot de Patricia, son nom entre tatate et papatte.

Et encore, l’histoire des dents : Janette, de sept à dix mois, n’en avait que deux, il a fallu qu’on la perde, sa mort, pour qu’on lui en découvre trois de plus, à la mâchoire inférieure.

Patricia, elle, de ses six dents à la fois, a failli mourir, elle, être perdue.

Est-elle ou non devenue une asthmatique ? En tout cas, cinq ans plus tard elle était toujours vivante.

Supposons-la aujourd’hui, à vingt-quatre ans, mère d’un enfant qu’elle conduirait chez un médecin, un psychanalyste pourquoi pas.

Ceci pour faire saisir cette absurdité, pourtant pratiquée de plus en plus : mettre entre parenthèse la demande, dans sa précision, de parents qui aujourd’hui viennent chez l’analyste pour, par leur enfant.

Effet de cette absurdité (son but ? sa cause ?) : maintenir close (forclose) cette « parenthèse de 40-44, signifiante pour beaucoup de gens ».

Lacan l’écrivait il y a vingt ans, en préambule à la réimpression de son article qui, lui, datait de 1945 (Lacan, Ecrits, p. 197). Qu’elle le soit, signifiante, pour tout un chacun, et surtout peut-être pour ceux nés dedans, s’avère depuis à maintes occasions.

Le démontrent par exemple les réactions, une par une, aux procès Barbie, et, plus radicalement, au film Shoah de Claude Lanzmann.
 
La vierge et l'enfant
 
La Vierge et l’enfant
 
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Commentaires  Forum fermé

Anne-Lise Stern
dimanche 15 avril 2012 à 19h34

Merci Patrick. A bientôt,
Francis Bismuth.

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Anne-Lise Stern
mercredi 11 avril 2012 à 10h02 - par  Francis Bismuth

Bonjour Patrick,
De quand ce texte date-t-il s’il vous plaît ?
Bien à vous,
Francis.

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dimanche 15 avril 2012 à 18h43 - par  P. Valas

De 1983/85.

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