Anne Djamdjian et Simon Abbanim : L’antisémitisme ou la haine du père

mercredi 8 juin 2016
par  Simon Abbanim

Pourquoi la haine ?
Pourquoi les pogroms ?
Pourquoi les génocides ?
Pourquoi le racisme ?
Pourquoi persécuter les juifs depuis plus de 2000 ans ?

Y a-t-il là, dans cette dernière question une spécificité qui ferait la différence fondamentale à cet acharnement à les poursuivre, voir dernièrement les exterminer, d’avec “le racisme ordinaire” ?

Ce sujet doit être traité en dehors de toute passion, par tout homme de bonne volonté juif ou pas juif car le judaïsme est aujourd’hui affaire largement méconnue, dans tous les milieux, donc il faut une re-connaissance au delà de l’habituelle image d’Épinal jaunie en vigueur, si l’on veut en parler avec clarté.

Abraham, Moïse, Noé, Adam, Isaïe, Talmud, Maïmonide, Spinoza, cacher, Marx, yiddish, Freud… on pourrait parcourir un à un les mots de cette tradition et se rendre compte que la méconnaissance est réelle.

Le judaïsme repose sur deux piliers : d’une part la Bible hébraïque, dont le concept de loi est à l’origine de toute notre éthique de vie occidentale, et l’on pourrait presque dire que le christianisme est une secte du judaïsme qui a réussi, d’autre part le judaïsme repose sur le Talmud, commentaire de la bible, ou le texte est tourné et retourné en tous sens à l’infini, soixante traités d’immense agilité intellectuelle, qui a ses lois propres d’interprétation avec l’art du midrash.

Cette gymnastique intellectuelle séculaire a forgé l’âme juive à travers les siècles. Aucune civilisation n’a survécu vingt-cinq siècles sans territoire, et ce à cause de ce rapport si intime au livre, au livre transmis, que traditionnellement, votre père ou votre maître vous a appris à déchiffrer comme un dédale aux recoins infinis. Historiquement, le judaïsme aurait du disparaître après la destruction du temple, après l’exil chez les perses, après la destruction du second temple, en 1492, puis en 1945. Au delà de la mise par écrit de la tradition orale que constitue le Talmud, le judaïsme repose aussi sur la force du rituel, simplifié ou non, seul pont commun entre ses différents courants violemment antagonistes. La Bible, le Talmud, tous les maîtres et commentateurs qui ont suivi, et les principaux préceptes sont “une Patrie portative”, que l’on se transmet de génération en génération.

Le judaïsme est avant tout affaire de transmission. Au delà de l’authenticité de la transmission par le sang qui fait l’israélite, on pourrait dire : est juif celui qui a un enfant juif, biologiquement ou intellectuellement. On peut même être juif sans être Israélite, par simple conversion. David n’était pas israélite mais bien juif et roi d’Israël [1].

Au vu des ces quelques éléments culturels, un racisme antisémite est insensé.

Au delà de cette rapide synthèse, le judaïsme n’interroge-t-il pas aussi aujourd’hui les praticiens du psychisme, les commentateurs de Freud et Lacan que nous sommes ? La place cardinale dévolue à la “Loi du Père”, affirmation martelée tout au long des textes de Lacan, que l’homme est avant tout un être parlant nous conduit-elle pas à considérer que le discours du patient mérite autant d’attention et de subtilité que le texte du Livre ?

Le racisme a des sources inconscientes, la psychanalyse en donne une explication généraliste plutôt satisfaisante : haine de l’autre, allias l’Autre en nous, refoulée, mais est-ce la seule  ? L’homme ne souffre-t-il pas de ce qu’il ignore ?

Alors, me plaçant côté histoire, quoique non patenté historien, ni vacciné par l’université, au cours de mes lectures il m’a semblé pertinent de retenir trois faits majeurs de notre histoire.

1. — La culture de notre hexagone qui est chrétienne se divise entre papistes et non papistes. Les papistes constituent le pouvoir pontifical, l’Église catholique romaine structurée en un état, avec son gouvernement, ses ministres et jadis son armée. Toutes les autres religions qui dépendent d’un monothéisme, chrétien, juif ou musulman restent divisées en de multiples communautés, qui ne sont pas centralisées.

2. — L’origine de la culture hébraïque, masquée, refoulée par beaucoup, remontant aux temps anciens s’est mixée, nous laissant des textes hebraïco-grecs ou gréco-hébraïques. La culture de notre occident aussi n’est-elle pas tachetée de points obscurs, sans parler des traces enfouies au fin fond de la mémoire collective ou de nos archétypes (Celtes, Gaulois, Arvernes…, et Sarrasins de tout poil).

3. — Les Hébreux ont été ceux qui nous ont transmis avec un Livre un mode de penser bien particulier. Passant de l’oral à l’écrit, ces ancêtres là firent une démarche étonnante, celle d’utiliser un alphabet (carré) d’origine sans voyelle, d’où l’obligation de penser au sens de “ce signifiant” pour en donner la bonne signification, ou la plupart des significations possibles… F. de Saussure expliquait dans son cours de linguistique générale, que le mot arbre ne renvoie pas à l’arbre réel ou référent, mais à l’idée de l’arbre, ou signifié et à un son, le signifiant qu’on prononce à l’aide de cinq phonèmes : a . r . b . r . e. Le signe unit donc un concept à l’image acoustique et non à une chose, ou un nom.

De la même façon la racine hébraïque du mot Kabbalah [2], né de Kibbel (K-B-L), ne renvoie pas au Réel de la Kabbale mais à l’idée de la tradition et à un son qu’on prononce K-B-L avec la spécificité de l’hébreu où il n’y a pas de voyelle fixe. À les interposer on change le sens, ainsi on capitonne sa dérive signifiante. Là on lira : -K a B a L a-, où a insufflé la signification, avant ce fut historiquement K. i B. e L, la Kibbel qui nomme l’histoire de la tradition orale passée à l’écrit avec le message de Dieu. Message spirituel transmis à l’homme sans l’intermédiaire d’un texte, de bouche à oreille. La Kibbel, sur le mont Sinaï fut ainsi reçue en même temps que Moïse reçut la loi écrite Mikra, acronyme de Torah, formant alliance du Symbolique et d’un “Réel” gravé dans la pierre, sous forme des Tables de la Loi.

Cette écriture sacrée, celle du Livre était réservée aux prêtres de cette époque. Ils la transportaient sous forme de rouleaux dans un beau coffre en bois “L’arche d’Alliance” sur un chariot, partout où ils migraient, c’était leur patrimoine, le paradigme de leur patrimoine puisque justifiant l’Alliance avec l’innommable Dieu-Un.

La lecture de ce livre, loin d’être figée, rigide comme dans d’autres religions a été dès le début sujet à commentaires puisqu’il fallait deviner les voyelles [3]. Ainsi une culture est-elle née.

Au XIIe siècle, Maïmonide écrivit "le Guide des égarés" dont la vraie traduction serait plutôt “Le guide des perplexes”, qu’on pourrait aujourd’hui appeler le “Livre des non dupes” pour paraphraser Lacan. D’ailleurs Lacan aurait-il manqué cette lecture où l’on découvre l’ébauche de nombreux concepts qu’il développa à la suite de Freud : le Réel, l’Imaginaire, le Symbolique, ainsi que le grand Autre ?

Voilà donc une culture construite sur une indifférenciation religion-tradition-règles de vie, à l’ombre du A lacanien, où le A non barré, grand Autre de l’Autre représentant Dieu : n’est-pas là une vision moderne de l’Alliance ?

Si par ailleurs le Coran respecte les “croyants” de toutes obédiences, les chrétiens se sont accommodés de leurs origines à leurs façons. Mais à la naissance de la “Rome” puissance temporelle, l’ombre du père devint de plus en plus problématique pour l’exercice du pouvoir de cet État romain, schismatique du culte juif si j’ose dire, dont Paul a édifié le canon bien après la mort de Jésus. Que sait-on du rabbin Yéschua [4], Jésus, sa vie de contestataire, son abandon par le Sanhédrin, qui représentant la communauté des prêtres, était plus proche de l’occupant que les pharisiens. Les esséniens eux, se situant vers l’extrême de la résistance aux romains.

Que Paul, cinquante ans plus tard en fasse un dogme schismatique* puis une église sur le frêle édifice de son maître, convergeant vers Rome la colonisatrice de la Palestine, c’est un tour de force qui attire l’admiration. Jésus n’avait-il pas dit qu’il ne fallait pas changer un iota (un yod) à la Torah ? Pourtant, Paul va attirer avec sa nouvelle idéologie, le peuple, les esclaves, les païens, par un prosélytisme peu usité en Israël. Un schisme judaïque réduisant au minimum les contraintes cultuelles : plus question des 613 interdits, les 7 lois de Noé suffiront, l’hébreu est minimisé au profit de l’araméen puis du grec et du latin… , la circoncision va disparaître un ou deux siècles plus tard, reste le shabbat qui devient le jour du seigneur, notre dimanche…

Paul avait sans doute des visées plus universalistes et plus prosélytes que les prêtres de l’époque.

Un livre, celui de Jean Hirsch : Regard talmudique sur la tradition chrétienne [5] éclaira ma lanterne, quant à l’ancestral antagonisme Juifs-Catholiques.

Celui qui détiendra le monopole du savoir sur le psychisme, l’âme au sens religieux, règnera sur les peuples d’un pouvoir mille fois supérieur à celui des armées, dont il peut se servir à l’occasion pour confirmer sa place dominance au quotidien. Ainsi, très vite à Rome s’édifia un pouvoir pontifical sur le modèle de l’infrastructure de l’ancien édifice impérial romain. Au cours des siècles qui vont suivre, cette Rome la catholique évincera d’un revers d’épée les autres chrétiens ses concurrents qui sont désormais faibles et clairsemés : orthodoxes, églises d’orient, coptes d’Abyssinie… etc. Alors, sur les lambeaux de l’ Alliance, une pyramide étatique et cléricale a construit “Rome”.

La politique s’empara de Rome avec ses intransigeances, elle dût continuellement veiller à conserver son pouvoir. Pouvait-elle supporter que les juifs relèvent la tête, qu’ils lui rappellent sans cesse d’où elle est issue, qui est le Père ?

La concurrence entre Père et fils, conduira à la guerre, aux pogroms, à l’inquisition via la “reconquista” d’Espagne où sans distinction on extermina juifs et musulmans.

En dernier lieu ce qui nous interpelle, ce sont ces israélites ou ces juifs ou à demi, par le père, le grand père, enfin ceux de la famille qui ont vendu leur frère, dénoncé leur frère, responsables de l’extermination de leur propre famille. Ce n’est certes pas nouveau, car il y a dans la Bible des “horreurs familiales”, des meurtres, des incestes, des trahisons, des viols qui sont à interpréter, et qui ne doivent pas faire l’objet d’un déni. Aujourd’hui encore, un rabbin de Thessalonique a fait l’objet d’une critique historique douloureuse ayant trait à la période de notre histoire contemporaine de la Shoah et des génocides nazis. Un certain Hitler développa le Nazisme dans toute l’Europe, chez lui, semble-t-il coulait un peu de ce sang qu’il haïssait, et contre lequel il construisit une implacable industrie d’extermination. A-t-il vraiment prononcé cette phrase : “il faut tuer le juif en nous” ? [6]

Il existait à Thessalonique, depuis le début du XVIe siècle, une importante communauté juive séfarade représentant l’un des plus grands centres de la culture juive en Méditerranée. Toute cette population fut expatriée et exterminée par les nazis. Il en fut de même pour les anciennes communautés de Corfou ou de Jannina, pour ne citer qu’elles. En Thrace et en Macédoine orientale, les Bulgares avaient protégé eux-mêmes leur communauté juive, tout en collaborant étroitement avec les Allemands. Seuls certains Juifs, qui avaient participé à la résistance armée ou qui s’étaient bien intégrés aux populations importantes des villes comme Athènes, furent épargnés. Quelques communautés (Zante, Katérini et Volos) purent heureusement être évacuées et sauvées grâce à l’église, aux groupes de résistance ou aux fonctionnaires de l’administration locale. D’autres durent également leur salut à leurs voisins chrétiens. Néanmoins, les pertes humaines furent considérables : plus de 58 800 Juifs grecs furent exterminés, soit 82% de la population juive.

Être “Le receptacle du don de la Torah”, avec toute la culture qui en découle, implique la notion de devoir, de responsabilité devant l’humanité. Le Midrash ne raconte-t-il pas que Dieu voulut donner la Torah à plusieurs peuples qui refusèrent son joug, avant de la donner au peuple d’Israël qui l’accepta juste avant de se précipiter à nouveau vers l’idolatrie [7] avec l’épisode du Veau d’Or.

Être juif n’est pas une sinécure.

Comme nous l’avons vu est-ce suffisant pour être toujours : à la fois gratifié pour ses qualités et rejeté pour ses mêmes qualités, cruel paradoxe. L’Islam guerrier et conquérant de l’Espagne fut chassé selon les lois de la guerre et de la reconquête du territoire par la couronne espagnole. Les juifs, sauf aujourd’hui où ils ont constitué un État, n’avaient depuis l’antique royaume jamais guerroyé ; ils n’étaient qu’artisans, orfèvres, financiers ou commerçants mais pas militaires.

Quelle ombre traînent-ils avec eux pour rester au fil des siècles le “bouc émissaire” toujours désigné ? Si ce n’est celle d’un problématique rapport au Père dont le refoulement est avec Lacan [8] “une lacheté qui s’ignore, un alibi mensonger”.

La haine du juif n’est-elle pas un avatar de la haine du Père ?


[1David était judéen de Bethléem et non israélite. D’abord chef de bande tenant le maquis dans le territoire de Juda. Mis au service du roi philistin de Gat, il repoussa les Ismaélites et se concilia les faveurs des autorités de Juda, dont il devint le roi après la mort de Saül, puis après l’assassinat d’Abner et d’Ishbaal il fut reconnu comme “roi d’Israel”. Cf. Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, 2001 Paris, Cerf/Robert Laffont p. 1118.

[2K-a-B-a-L, où K, B et L sont des consonnes, laissant des vides à remplir selon l’écriture hébraïque par des voyelles. Ce qui n’est pas le cas en français dans l’exemple du mot “arbre”.

[3Le nom imprononçable de Dieu trouve forme dans un jeu de quatre lettres hébraïques : YOD, HE, VAV, HE, dont le graphisme les réunissant forme le tétragramme représentatif du chiffre “UN” qui se lit Aleph. Une seule fois l’an, le grand prêtre du Temple, qui seul connaissait les voyelles, le prononçait derrière le voile du sanctuaire.

[4Était-il d’ailleurs rabbin ? Ou simple contestataire d’une “Religion-tradition” aux mains des “vichyssois” du régime lié à l’occupant romain ?

[5Nouvelle religion, car nouvelle Alliance, nouvelle Bible avec les Évangiles. Paul créa les bases d’un édifice tel qu’il poursuivit sa construction sur plusieurs siècles. L’iconographie est reconnue, le culte des martyrs et des saints plus tard sera officialisé. Tout un ensemble de pratiques qui ne pouvaient que rapprocher les peuples de l’empire romain à catéchiser.

[6Zaloszic A. Le sacrifice aux dieux obscurs, 1993 Z’éditions.

[7Est idolâtre celui ou celle qui, selon le sens latin pratique un culte à une image, une icone, une idole. C’est à dire à un intermédiaire pris pour Dieu lui-même. État régressif, infantile, par rapport à l’adoration de “Dieu pure abstraction”, inimaginable et inconcevable. Celui qui serait pur Réel lacanien dont on ne peut rien en dire.

[8Le problème est ardu, Souvenons nous que Lacan n’a pas terminé son séminaire sur “Les noms du Père”. L’énigme subsiste.