Dans une première conception de la fin de la cure contemporaine de Fonction et champ de la parole et du langage [1], Lacan traduit la sentence freudienne :
"Wo es war soll ich verden" [2] , par : "Là où c’était, le moi doit être" [3].
Cependant Lacan ne va pas en rester là il va préciser plus tard ce qu’est le Ich chez Freud en précisant que Wo es war, soll ich werden doit être traduit autrement, c’est-à-dire que cela qui ne veut pas dire je ne sais quelle ordure de traduction :
« le Moi doit déloger le Ça » !
Vous vous rendez compte comment on traduit Freud en français quand il s’agit d’une formule comme celle-là, elle est égale à celle des présocratiques pour sa structure, sa profondeur, sa résonance !
Il ne s’agit pas du Moi dans ce soll Ich werden.
Il s’agit de ce que le Ich est, sous la plume de Freud (depuis le début jusqu’à la fin quand on sait, bien entendu ! reconnaître sa place), justement le lieu complet, total du réseau des signifiants, c’est-à-dire le sujet.
(J.Lacan in 1964, dans son séminaires Les 4 concepts fondamentaux de la psychanalyse, leçon du 5 février 1964),
Ce qui est à comprendre comme un véritable renversement dans un mouvement de bascule entre le moi et ça. Le déclin du moi, portant à la limite d’une expérience de dépersonnalisation étant vécue comme un crépuscule du monde. L’être du sujet advenant à la parole pleine par la vertu de ses lois :
« Don, soumission, grâce, ce que le voix divine fait entendre dans le tonnerre » [4], écrit Lacan.
Après l’orage, la fin de la cure est réconciliation du sujet avec son désir enfin reconnu. Lacan fait résonner le sens de son propos avec un distique d’Angelico Silesius intitulé :
« Contingence et essence »
« Homme deviens essentiel : car quand le monde change, la contingence se perd et l’essence subsiste » [5].
Cet horizon de quiétude va bientôt s’assombrir, car ça va commencer à barder. On nous promettait d’aborder au pays des matins calmes, mais avant la levée du jour ou la paix du soir, c’est la tempête et ses éclairs dans la nuit obscure qui s’annoncent dès Subversion du sujet et dialectique du désir [6] .
Le sujet en effet ne peut trouver la complétude car il est divisé, séparé de son désir, lequel est impossible à dire. Comme il ne peut pas le reconnaître, il faut le lui interpréter, malgré lui. La fin de la cure ne sera pas sans passer par une destitution subjective, le sujet disparaissant de son dit, dans les vociférations de la jouissance en se laissant aller au désêtre de la prise du désir. Après seulement peut commencer le vrai voyage.
Ces termes ne résonnent-ils pas étrangement avec ce qu’on peut lire des mystiques ?
Anéantissement de soi, perte de l’âme, errance, abandon, déréliction dans l’embrasement d’une jouissance ressentie comme suave, exquise et douloureuse, se renouvelant en vagues successives avant l’apaisement.
Le ton cristallin du Pèlerin Chérubinique, qui écrit quand c’est passé ne suffit plus, d’autres écrits mystiques au feu de la passion sont convoqués :
Ceux de la séraphique Sainte Thérèse D’Avila [7], placée tout en haut de la hiérarchie céleste, au dessus, ou plutôt au-delà des chérubins.
Angèle de Foligno [8], pour son enthousiasme et sa fureur.
Hadewijch d’Anvers [9], pour son exaltation et sa délicatesse, et encore, Saint Jean de la Croix [10].
« Ces jaculations mystiques, ce n’est ni du verbiage, ni du bavardage, c’est en somme ce qu’on peut lire de lieux » dit Lacan dans son séminaire Encore [11], en précisant : « Y ajouter les Écrits de jacques Lacan, parce que c’est du même ordre »
C’est cela que j’entends faire raisonner, dans leur approche de l’originaire, dont il faut décliner ici certains noms : le Je de la psychanalyse, impossible à dire, La Chose freudienne (das Ding) l’Autre, l’Être, la structure de l’Autre barré, le grand Phi, signifiant de la jouissance, Le Nom-du-Père, le Verbe, Dieure (La troisième), le Refoulement primordial, la mort aussi bien la Vie, la Naissance et la Mort et l’Ek-sistence. Tous étant des signifiants fondamentaux pour la psychanalyse, etc. Un essaim de S1.
Ces jaculations mystiques, sont des prières courtes et ardentes : « j’ai soif, à boire ! » par où le cœur s’épanche, et l’âme s’élance vers Dieu. Il s’agirait, donc d’énonciations propres au sujet, adressant des paroles d’amour ou d’injures à Dieu, au moment de se laisser à l’embrasement extatique du sentiment de La Présence. Un avènement d’être. En témoigne, l’usage du Tu à son adresse. Le Tu de l’effusion, cri, plainte, supplication, qui est un Tu d’abandon, de consentement à la jouissance de Dieure, et de séparation. Dieu étant approché dans un rapport « d’extimité » si bien souligné par Angèle de Foligno, comme une sorte d’anticipation à l’objet de structure topologique, où le manque est entre centre et absence :
« Plus je voyais Dieu intime à moi, plus je me voyais éloignée de lui » [12].
Cela n’est pas sans évoquer pour nous le rapport du sujet à la Chose et à l’Autre.
Entre la passe et la mystique, expériences pourtant si différentes, y aurait-il un rapport de voisinage quant à l’originaire, l’Autre préhistorique impossible à oublier, qui leur permettrait de s’éclairer sur certains points ?
Une remarque de Jacques le Brun, m’a mis sur la voie de cette interrogation [13].
Si je l’ai bien compris, à la différence des mystiques dans l’antiquité, ou des mystiques orientaux et islamiques, entre autres, les mystiques chrétiens témoignent « d’expériences » qui se situent dans la religion du verbe incarné. La relation à Dieu, n’y est pas immédiate, située uniquement dans le registre de la contemplation et du regard, elle en passe par le Christ et les épousailles christiques. Or la communion est incorporation du verbe que s’est chair, ce qui nous renvoi, via le signifiant, à la première identification et au refoulement originaire. Une distinction est à faire ici :
Dans la religion, la vraie, la catholique romaine lorsque l’on dit que le verbe s’est fait chair, c’est du réel, l’hostie et le vin sont la chair et le sang du Christ, il n’y a pas là représentation.
Dans la psychanalyse, située entre la science et la religion, on dit que c’est le signifiant qui fait de la chair palpitante un corps. D’où ces distinctions que nous faisons entre l’organisme vivant (qui soit dit en passant ne fonctionne pas du tout comme une machine), le corps pulsionnel qui serait en quelque sorte le corps parlant et jouissant et le corps fantasmatique, tel que nous le présente l’hystérie, qui est un montage de l’imaginaire et du symbolique, se constituant au moment du stade du miroir, d’où se produisent ses manifestations symptomatiques de somatisation, par conversion symbolique. Par exemple un bras est paralysé parce qu’il est dit bras.
On saisit comment il est difficile de comprendre comment ces trois corps, réel, imaginaire et symbolique peuvent être noués.
Cela étant posé, il faut partir de ceci encore plus frappant, c’est que le mystique ne s’autorise que de lui-même, même si parfois et après-coup la religion peut en faire un saint.
Son « expérience », le terme est aussi mal choisi, que « l’expérience » dans la psychanalyse est tellement singulière, qu’elle se répète sans jamais être la même. Le mystique la mène seul, sans la garantie d’un père, sinon sans confesseur qui parfois peut lui servir de conseiller ou de secrétaire.
« Le saint ne fait rien selon les commandements. »
« Le saint en ce qu’il fait ne fait rien selon la loi : il le fait. »
« Purement par amour de Dieu » écrit A. Silesius [14].
Mais s’il peut en témoigner, ce n’est pas pour convaincre ou être reconnu :
« Ah ! Que l’on ne me parle plus, ni de l’évangile, ni de la vie de Jésus-Christ, ni d’aucune parole divine ! Tout cela me paraîtrait plus rien. Je vois en Dieu de plus grandes grandeurs », dit A. de Foligno [15].
De tels états ont provoqué la méfiance, la suspicion et le rejet de l’Église le plus souvent, d’autant plus qu’il lui était impensable qu’un chrétien puisse se dire élu et participer
À la jouissance de Dieu, laquelle ne peut être qu’espèrée dans l’au-delà.
Alors pourquoi en dire ou en écrire quelque chose se demandent A. de Foligno ou Sainte Thérèse ?
« Ça s’impose à elle sans savoir pourquoi ».
Quitte d’ailleurs à en faire livres d’instruction par volonté divine.
Elles en témoignent comme d’expériences insensées, d’abord pour elles-mêmes, échappant à la raison des Saintes Écritures qu’on leur oppose toujours, ce dont elles se désolent. On pourrait parler ici de forclusion de sens, à distinguer de la forclusion du Nom-du-Père, car le réel de la jouissance y est directement concerné. Jouissance dans laquelle le sujet disparaît, s’aboli, car il n’y a pas de sujet de la jouissance. En cela elle est impossible avant que d’être inter-dite. Elle est donc éprouvée sans le savoir, mais en se fondant sur une certitude dont on verra comment elles en soutiennent l’authenticité.
Ineffable et indicible sans doute est la jouissance de Dieu, mais les écrits des mystiques dont nous disposons sont des essais de rigueur qui la cerne, on peut l’avancer, de l’impossible à dire et du mi-dire de la vérité.
« Le dire ne saurait suffire », dit A. de Foligno, qui n’écrivait pas elle-même, mais parlait à Frère Arnaud qui transcrivait. Elle corrigeait sans cesse, se plaignant de ne pas reconnaître dans ce qu’elle lisait ce qu’elle avait éprouvé. D’autres sont capables de traduire la plus déroutante des expériences, dans un discours très élaboré où se transmettent quelques bribes d’un savoir en pointe. On a évoqué précédemment l’extimité de Dieu. Il faut avoir touché à la structure, pour écrire sur le temps et l’éternité comme le fait Angélus Silésius, dont le style est marqué par la concision de la forme, sa capacité à donner à l’alexandrin sa souplesse et sa richesse d’expression.
Admirable aussi est la langue de Sainte Thérèse, son travail sur les mots pour traduire au plus près ce qu’elle éprouve. La puissance, l’élégance, la simplicité et la pureté des son style l’ont fait reconnaître parmi les plus grands écrivains en langue castillane.
Qu’ajouter encore à la justesse de l’écriture du désastre d’H. D’Anvers dont le poème d’expression courtoise, « naît d’un rien, trace la figure d’une perte, et transporte vers une ivresse sans cause » [16].
Quant à Saint Jean de la Croix, son poème est accompagné d’un très long commentaire.
Ces écrits, dont la beauté du style montre la mystique parente de la mort, sont marqués par des intuitions fulgurantes. Leur langage est création, florilège de métaphores, très éloignées des significations absolues de Schreiber et de ses assassinats d’âmes.
Par exemple, « Le vol de l’esprit » [17] éprouvé par Sainte Thérèse lorsque le Christ parvient à la 7e demeure, qualifie un ravissement décrit dans toutes ses nuances. V. Stein peut toujours courir.
Il faut lire aussi comment H. d’Anvers [18] dans ses derniers poèmes d’amour traduit sept formes d’amour : lieu, feu, rosée, source vive, enfer. Autant d’expressions bien parlantes pour qui a pu éprouver le moindre sentiment d’amour. C’est aussi bien que de dire : « l’amour est un caillou riant dans le soleil ».
Certes les mystiques privilégient le vertige, l’arrachement et les impressions, mais certains usent fort bien des images et du discours. L’authenticité de l’expérience repose sur une certitude qui se passent des critères de vérification qu’on voudrait imposer de l’extérieur à partir des textes autorisés. Saintes Thérèse est si assurée qu’elle appelle les inquisiteurs épluchant ses écrits des anges.
Qu’une mystique puisse dire que seuls ceux qui en ont fait l’expérience peuvent la comprendre, n’est pas appel à la connivence des initiés, tant le sujet est exigent envers lui-même pour la garantir. Très éloignée l’une de l’autre Foligno et d’Avila sur ces points. On fera référence à cette dernière qui me paraît plus précise et plus performant dans ses écrits.
Sa certitude est fondée sur une jouissance conjointe à un dire [19] :
La jouissance extatique est fondée est éprouvée en déferlement de vagues successives. À insister pour dire qu’aucun démon ne saurait la produire [20], la désigne bien comme une jouissance autre que la jouissance phallique ou sexuelle qui en participe. Lacan de souligner combien les mystiques sont en pointe par rapport à la psychanalyse sur le témoignage de cette jouissance éprouvée sans le savoir. Cette jouissance supplémentaire, au-delà du phallus, il l’a qualifie de jouissance proprement féminine [21]. La jouissance féminine n’est pas une simple « évaporation », c’est une déferlante.
Quant aux paroles entendues au cœur de l’extase, aussi bien par des voix intérieures qu’extérieures, extimes, elles sont différentes des chuchotements ou des paroles incertaines et inaudibles produites par l’imagination ou les démons, soit par le surmoi. Elles sont attribuées à Dieu en ceci qu’elles sont clairement entendues, produisant l’illumination, bien distinctes (n’y manque pas une syllabe précise Thérèse), et surtout, elles sont inoubliables et seules capables de produire un effet de plénitude et d’apaisement. C’est vraiment un dire sans bavure qui fait événement pour le sujet affirmant que Dieu est ex-sistence d’une jouissance au dire de l’amour.
Qui parle au fond de l’expérience mystique ? Ne serait-ce pas le Je imprononçable de l’énonciation, dont la psychanalyse pose la question de son statut ? Celui qui répond au que suis-je par ceci :
« Je suis à la place d’où se vocifère que l’univers est un défaut dans la pureté du non être » comme l’écrit Lacan, inspiré par Paul Valéry dans La naissance du serpent, y ajoutant que cette place fait languir l’Être lui-même qui s’appelle la jouissance [22]. La jouissance approchée dans la cure dans la cure jusqu’à cette limite extatique d’un « Tu es cela où se révèle au sujet le chiffre de sa destinée mortelle » [23]. On comprend à son approche, qu’à la chose convient bien le vocable de Crachose, d’où la jaculation mystique ou encore le miracle de hurlement chez Schreiber, dans ce cri de douleur et de détresse arraché, sortant de sa gorge quand son Dieu se retire de lui.
Dans le mystique, « le jouir du verbe » comme l’écrit Saint Bernard, pourrait bien concerner l’être de la signifiance. Lacan d’ailleurs ne recule pas à l’avancer dans son séminaire Encore :
« Dieu est proprement le lieu où si vous me permettez le jeu se produit le dieu, le dieur, le dire : pour un rien le dire ça fait Dieu, et aussi longtemps que se dira quelque chose, l’hypothèse Dieu sera là » [24].
La mystique présentifierait donc Dieu selon une double face :
Jouissance et signifiance, ce qui nous permet de saisir comment Lacan peut le loger au lieu de l’Autre, n’ayant pas à se soucier de savoir si le Dieu des mystiques est le même que celui des inquisiteurs chrétiens. « Dieu est inconscient » [25] c’est « le refoulement en personne » [26], C’est dire que pour éclairer notre lanterne, l’illumination divine vaut bien l’éclair de Héraclite l’Obscur. L’enjeu est d’importance car il ne suffit car il ne suffit pas de toucher à l’inconsistance de l’Autre dans la cure pour invalider l’ek-sistence de Dieu. Un athéisme authentique n’est pas facile à démontrer et encore moins à soutenir.
Pae exemple quand on parle du sujet-supposé-savoir, autre définition de dieu, l’accent est mis sur la savoir et non pas sur le sujet. Mais quand à la fin d’une cure on dit qu’il n’y a pas de sujet supposé savoir, la négation porte sur le sujet et non pas sur le savoir, alors, faut-il le croire ou y croire à ce savoir ?
C’est ce savoir qui lui ex-siste, chu de son propre que le passant articule en bribes ténues, et dont la mystique à son insu donne une clé comme étant le jouissance de l’Autre, dans sa note extatique, c’est-à-dire que c’est l’Autre qui jouit, l’Autre de l’Autre sexe, l’Autre du corps, qui sont des figures de l’originaire, dont la jouissance est pas-toute signifiante, mais pas sans le dire de l’amour.
La satisfaction du désir de l’Autre, en effet, est bien inscrite dans l’expérience mystique, affirmée dans un « que ta volonté soit faite. » Le mystique s’offrant à l’accomplissement de sa parole comme objet. Il y parvient par la voie d’un pur amour qui n’est pas à la portée de tout le monde puisqu’il lui faut mettre toute la gomme pour atteindre au Frui de Dieu par son Uti, car comme le dit Saint Augustin : « La mesure de l’amour c’est d’aimer sans mesure. »
Si l’amour est vraiment donner ce que l’on a pas , à qui n’en veux pas en plus, personne de plus doué et d’acharné à se dépouiller de tout bien et de toute identité subjective que le mystique. On peut passer rapidement sur la mise en pratique d’exercice fort difficiles pour y parvenir : prières, rituels, jeûnes, privations, travaux exténuants, pénitences, colloques, etc. C’est ce que réalise H. d’Anvers qui « à s’anéantir dans l’amour » peut écrire :
« Je n’ai rien, je ne demande rien, je ne veux rien, je suis rien » [27]. Moyennant quoi, elle peut s’offrir tout entière et vouer à Dieu un amour sans limite [28], mais aussi sans espoir de retour, jusqu’à la perte de l’âme [29]. Pour certains cela peut aller jusqu’à la folie ou au suicide. Or plus un sujet aime son objet, ici Dieu confondu avec son Idéal-du Moi, plus il s’aime dans son Moi-Idéal, charité bien ordonnée commence par soi-même [30], et plus il s’aime, plus il désire , plus il peut devenir désirable. Comment le Christ lui-même pourrait-il y résister [31] ? L’amour apparaît bien ici comme sublimation du désir en le détournant de son but sexuel. L’amour, en effet ouvre ainsi le chemin de la perfection, entraînant une subduction de l’Idéal-du Moi dont la fonction pacifiante est déréglée. Il s’en produit une tension extrême, avec le franchissement possible de la limite que le signifiant, via le principe de plaisir impose au désir. Dans cette verliebtheit poussée à son incandescence, coup de foudre, le miroir vole en éclats et c’est l’irruption de la jouissance de l’Autre dans l’embrasement de tout le corps. Dans cette relation hautement symbolisée, puisqu’elle est mise en jeu de l’amour comme don, débordant le cadre de la satisfaction narcissique, le mystique loin d’atteindre à la fusion recherchée entre lui et Dieu, entre a et A, ne fait que rencontrer une faille, l’Autre barré, manquant, sous la forme de la perte, de l’abîme [32], si bien désignés de la Nuit obscure par Saint Jean de la Croix. En même temps se produit, l’étincelle, l’illumination, puis la flambée de l’un de jouissance en pulsations successives, bien différentes de l’un du signifiant qui se répète.
On a avancé au début de ce travail que l’expérience mystique et la passe psychanalytique pouvaient présenter une phénoménologie semblable, il conviendrait à présent de les distinguer au plan de la structure. On a rappelé aussi que l’Autre est une matrice à double entrée : jouissance et signifiance.
Pour la mystique on peut faire l’hypothèse suivante :
La faille, le trou dans l’Autre, serait parcourue selon le trajet orienté de la jouissance à la signifiance, de l’objet au sujet — l’amour étant pris comme moyen.
À l’acmé de l’extase, les paroles de Dieu entendues par le mystique seraient les signifiants primordiaux , qui l’arrachent à sa position d’objet s’abîmant dans l’Autre, en le restaurant comme sujet divisé [33], renouant son attache à l’Autre par le Nom-du-Père.
Passion du signifiant, dans une théologie en acte, on ne saurait dire ici si l’expérience entraîne une modification de la structure. En effet, cela se reproduit, se renouvelle, sur le même mode. Même à être plus élaborée lorsque le Christ parvient à la septième demeure. Au fond, d’être seul, le sujet resterait identifié à l’objet, dont il a trouvé la place, sans vraiment savoir comment. Dès lors, il ne peut plus ou ne veut plus renoncer à l’aspiration d’une jouissance qui une fois éprouvée lui laisserait un goût inoubliable, preuve de l’existence de Dieu, il le croit. On peut parler de la sublimation, où la satisfaction du désir par la voie de l’amour, est obtenue au prix du changement de son but sexuel. Destin pulsionnel donc, la castration étant reconnue, mais qui n’en passe pas par le symptôme, ni la levée du refoulement. C’est un détour.
Autre est la passe dans la cure. Elle serait parcours de la faille, du trou dans l’Autre selon un trajet qui va de la signifiance à la jouissance et retour au signifiant. Du sujet à l’objet et retour au sujet. Or pourquoi le passant ne resterait-il pas identifié à l’objet qu’il serait devenu en le détachant de la chaîne signifiante, pour en jouir comme le mystique ? Mais Freud prévient : La jouissance est masochiste en son fond. Si le passant ne reste pas identifié à l’objet, c’est pour la raison qu’il n’est pas sans savoir ce qu’il aura été dans le désir de l’Autre. L’interprétation dans la cure lui ayant permis le déchiffrage de son sens, comme le chiffrage de sa jouissance.
La cure qui n’est pas sans l’hainamoration de transfert, est quand même mise en pratique d’un lien social à deux, mais par le moyen de la parole, de sorte que l’analysant, advient à sa place d’objet pas sans l’acquisition d’un savoir, chu de son propre au prix de sa destitution subjective. Ce savoir de son assujettissement à l’Autre par les Noms-du-Père, il y croît sans le croire, justement pour l’avoir déchiffré. Il va pouvoir s’en servir pour faire autrement avec. Ce qui lui rend possible de renoncer à la jouissance de l’Autre, dont il a procédé au chiffrage, et faire ainsi la conquête d’une nouvelle position subjective, dans l’émergence d’un désir de savoir, inédit. C’est bien parce que l’objet (qualifié d’êtres de jouissance par Lacan, dans ce passage de sa contingence corporelle à sa consistance logique) a été évidé de sa jouissance que le sujet peut l’offrir comme place vide, en position de semblant, comme tenant lieu de cause du désir pour d’autres. Ainsi s’effectuerait dans l’acte analytique, la passe de l’analysant à l’analyste. La structure en serait-elle modifiée [34] ? C’est à démontrer ? En tout cas il s’agit bien d’un destin pulsionnel nouveau qui se réalise par la levée du refoulement.
On en restera là, espèrant ne pas avoir écrit trop de bêtises, mais il fallait forcer la voie d’une recherche, quitte à prendre le risque de se voir reprocher d’avoir rabattu la spécificité d’une expérience sur le savoir conceptuel d’une autre, encore à élaborer. Mais après tout, pas de discours dont le sens ne s’éclaire de celui d’un autre. Il faut savoir rendre à Dieu ses saints, et à la psychanalyse les siens, car il y a autre chose à entendre que l’ordre angoissant et insensé de dieu, il y a la chasse de Diane [35].
Patrick Valas. Le 26 juillet 2006.
In Revue de Psychanalyse du Champ Lacanien, nº 4, novembre 2006.
École Internationale de Psychanalyse des Forums du Champ Lacanien.
[1] Lacan J., 1953, in Écrits, p 267 Paris Seuil 1966.
[2] Freud S., p.110 in Les nouvelles conférences : La décomposition de la personnalité psychique (1933) : « On peut aussi se représenter sans peine que certaines pratiques mystiques sont capables de renverser les relations normales entre les différentes circonscriptions psychiques, se sorte que, par exemple, la perception peut saisir, dans le moi profond et dans le ça, des rapports qui lui étaient autrement inaccessibles. Pourra t’on par cette voie se rendre maître des dernières vérités dont on attend le salut ? On peut tranquillement en douter. » Paris Gallimard, 1987.
[3] Lacan J. p ; 257, Les Écrits techniques Freud
[4] Lacan J. : "Fonction et champ de la parole et du langage" p. 322, Écrits.
[5] Silésius A., "Sans pourquoi : La rose est sans pourquoi, elle fleurit, elle ne fait pas attention à elle-même, ne demande pas si on l’a voit." Distique nº 289, livre 1, p. 107, op. cité.
[6] Lacan J., "Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien", 1960, p. 793, in Écrits.
[7] ST. Thérèse d’Avila, Le château de l’âme, Éditions du Soleil Levant, Anvers, 1958.
[8] Angèle de Foligno, Le Livre des visions et instructions. Point Sagesse, Seuil, Paris, 1991.
[9] Hadewijch d’Anvers, Poèmes spirituels, Point Sagesse, Seuil, Paris, 1994.
[10] ST. Jean de la Croix. Point Sagesse, Seuil, 1994.
[11] Lacan J. : Encore, 1973, p. 70, Écrits, 1966, 4e de couverture.
[12] Foligno A., p. 3, op. cité.
[13] Le Brun J., "L’amour entre-deux-morts, de Fénelon à Platon". In Asmodee Asmodeo, Paris, Usher, 1995.
[14] Silesius A. : Livre 5, distique nº 276, p 287. op. cité
[15] Foligno A., op. cité.
[16] De Certeau M., La fable mystique. Gallimard, Tel, 1987.
[17] Avila T. p. 113, op. cit.
[18] D’Anvers H., p. 146, op. cit.
[19] Avila T., p 119 à 125, op. cit.
[20] La référence aux mystères antiques est ici présente, étymologiquement le terme de mystique s’en origine. Mais la différence entre les deux est considérable.
[21] Lacan J., Encore, p. 68.
[22] Lacan J., Subversion du sujet…, p. 818, op. cit.
[23] Lacan J., Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique, p. 100, in Écrits.
[24] Lacan J., Encore, p. 44.
[25] Lacan J, Les 4 concepts fondamentaux de la psychanalyse 1964. Paris, Seuil, 1973.
[26] Lacan J , "R.S.I." (1974), Ornicar ? nº 2, p. 98, Paris, Navarin, 1975.
[27] H. d’Anvers. : « S’anéantir dans l’amour est ce que ce que je connais. Rien de plus beau. »
[28] Avila T., op. cité.
[29] Lacan J. : « Le désir de l’analyste n’est pas un désir pur. C’est un désir d’obtenir la différence absolue, celle qui intervient quand, confronté au signifiant primordial, le sujet vient pour la première fois en position de s’y assujettir. Là seulement peut surgir la signification d’un amour sans limite, parce qu’il est hors des limites de a loi, où seulement il peut vivre. » In Les 4 concepts de la psychanalyse, p. 248.
[30] Lacan J. « Dieu n’a pas d’âme. Ça c’est bien évident, aucun théologien n’a encore songé à lui en attribuer une. Pourtant, le changement total, radical de la perspective du rapport à Dieu a commencé avec un drame, une passion où quelqu’un s’est fait l’âme de Dieu, car c’est pour situer aussi à la place de l’âme à ce niveau de l’objet a, ce résidu d’objet chu dont il s’agit essentiellement. Il n’y pas de conception vivante de l’âme avec tout le cortège dramatique où cette notion apparaît et fonctionne dans notre culture, sinon accompagné, justement de la façon la plus essentielle, de cette image de la chute . » L’angoisse, leçon du 6 mars 1963, p. 17.
Nota bene : Je donne ici la référence de cette citation dans une version corsaire et non pas pirate. C’est en général sur de telles versions que je travaille, consultant le plus rarement possible la version dite « populaire » nommée ainsi par JAM lui-même la transcription qu’il publie au Seuil.
[31] Lacan J., « Pour tout dire en aimant Dieu, c’est nous que nous aimons et à nous aimer d’abord nous-même, charité bien ordonnée, comme on dit, nous faisons à Dieu l’hommage qui convient. » Encore, p. 66.
[32] H. d’Anvers, op. cit. p 123 :
« Ah ! Qu’en advient-il à celui
Qui suit les lois de l’amour ?
Il ne trouve âme qui vive
Pour comprendre son angoisse, mais le regard étranger
De visages sans pitié. De la peine qu’il endure, nul ne saura le secret
Avant que lui-même ne laisse
Sa détresse dans l’ire d’amour. »
[33] - A. de Foligno : "Je vis en moi comme si une déchirure m’avait coupée en deux", p. 80, op, cit.
H. d’Anvers : "plaignez ce cœur divisé que l’amour accable et poursuit dans un exil infini", p. 127, op. cit.
[34] Freud S., « La correction après coup du processus de refoulement originaire, laquelle met fin à la puissance excessive du facteur quantitatif, serait donc l’opération proprement dite de la thérapie analytique ». "Analyse finie, Analyse finie et analyse sans fin" (1937) p. 242, in Résultats, idées, problèmes nº 2, PUF, 1985.
[35] Lacan J, L’angoisse, leçon du 19 dec. 1962. inédit.
Patrick Valas. Le 26 juillet 2006. Publié dans Le mensuel nº 31 de L’École de psychanalyse des forums du champ lacanien.
Commentaires Forum fermé