Les Intellectuels :
Donc, j’ai parlé de maîtres-sots.
Ceci peut paraître impertinent, voire touché de quelque démesure. Je voudrais tout de même ici faire entendre ce dont, à mes yeux, il s’agit. Il fut un temps, déjà lointain, déjà passé, tout à fait au début de notre Société, souvenez-vous en, où l’on parla, à propos du Ménon de Platon, des intellectuels.
On s’est aperçu que la question ne date pas d’hier sur ce que signifie la position de l’intellectuel.
Je voudrais dire des choses grosses, massives comme tout, et même si elles sont un peu grosses et un peu massives, je crois, devoir être éclairantes.
Il y a, on l’a fait remarquer alors, et depuis bien longtemps, l’intellectuel de gauche et l’intellectuel de droite.
Je voudrais vous donner des formules qui, pour tranchantes qu’elles puissent paraître au premier abord, peuvent tout de même nous servir à éclairer le chemin.
Le fool est effectivement un innocent, un demeuré, mais par sa bouche, sortent des vérités qui ne sont pas seulement tolérées, de par ce que ce fool est quelquefois revêtu, désigné, imparti, des fonctions du bouffon – cette sorte d’ombre heureuse, de foolerie fondamentale, voilà ce qui fait à mes yeux le prix de l’intellectuel de gauche.
Le terme de sot, de demeuré, qui est un terme assez joli pour lequel j’ai quelques penchants, tout ceci n’exprime qu’approximativement un certain quelque chose pour lequel, je dois dire – je reprendrai cela plus tard – assurément la langue et la tradition, l’élaboration de la littérature anglaise me parait nous fournir un signifiant infiniment plus précieux.
Une tradition qui commence à Chaucer, mais qui s’épanouit pleinement dans le théâtre du temps d’Elizabeth, qu’une tradition, dis-je, nous permette de centrer autour du terme du fool – le fool est effectivement un innocent, un demeuré, mais par sa bouche, sortent des vérités qui ne sont pas seulement tolérées, de par ce que ce fool est quelquefois revêtu, désigné, imparti, des fonctions du bouffon – cette sorte d’ombre heureuse, de foolerie fondamentale, voilà ce qui fait à mes yeux le prix de l’intellectuel de gauche.
À quoi j’opposerai, et je dois dire la qualification de ce pour quoi la même tradition nous fournit un terme de tradition strictement contemporain, et terme employé d’une façon conjuguée – je vous montrerai, si nous en avons le temps, ces textes, ils sont multiples, abondants, sans ambiguïté – c’est le terme de knave.
Le knave, c’est-à-dire quelque chose qui se traduit à un certain niveau de son emploi par valet, est quelque chose qui va plus loin. Ce n’est pas non plus le cynique, avec ce que cette position comporte d’héroïque. C’est à proprement parler ce que Stendhal appelle le « coquin fieffé », c’est-à-dire après tout Monsieur Tout-le-monde, mais Monsieur Tout-le-monde avec plus ou moins de décision.
Et chacun sait qu’une certaine façon même de se présenter, qui fait partie de l’idéologie de l’intellectuel de droite, est très précisément de se poser pour ce qu’il est effectivement, un « knave ».
Autrement dit, à ne pas reculer devant les conséquences de ce qu’on appelle le réalisme, c’est-à-dire quand il le faut, de s’avouer être une canaille.
Le résultat de ceci n’a d’intérêt que si l’on considère les choses au résultat.
Après tout, une canaille vaut bien un sot, au moins pour l’amusement, si le résultat de la constitution des canailles en troupe n’aboutissait infailliblement à une sottise collective.
C’est ce qui rend si désespérante, en politique, l’idéologie de droite.
Observons que nous sommes sur le plan de l’analyse de l’intellectuel, et des groupes articulés comme tels.
Mais ce qu’on ne voit pas assez, c’est que par un curieux effet de chiasme, la « foolerie », autrement dit ce côté d’ombre heureuse qui donne le style individuel de l’intellectuel de gauche, aboutit, elle, fort bien à une « knaverie » de groupe, autrement dit, à une canaillerie collective.
la « foolerie », autrement dit ce côté d’ombre heureuse qui donne le style individuel de l’intellectuel de gauche, aboutit, elle, fort bien à une « knaverie » de groupe, autrement dit, à une canaillerie collective.
Ceci que je propose à vos méditations, je ne vous le dissimule pas, a le caractère d’un aveu.
Ceux d’entre vous qui me connaissent entrevoient mes lectures, savent quels hebdomadaires traînent sur mon bureau.
Ce qui me fait le plus jouir, je l’avoue, c’est la face de la canaillerie collective.
Autrement dit, cette rouerie innocente, voire cette tranquille impudence qui leur fait exprimer tant de vérités héroïques sans vouloir en payer le prix.
Grâce à quoi ce qui est affirmé comme l’horreur de Mammon, à la première page, se finit à la dernière dans les ronronnements de la tendresse pour le même Mammon.
Ce que j’ai voulu ici souligner, c’est que Freud n’est peut-être point un bon père, mais en tout cas il n’était ni une canaille, ni un imbécile.
C’est pourquoi nous nous trouvons devant lui devant cette position déconcertante qu’on puisse en dire également ces deux choses déconcertantes dans leur lien et leur opposition, il était humanitaire.
Qui le contestera à pointer ses écrits ?
Il l’était et il le reste, et nous devons en tenir compte, si discrédité que soit par la canaille de droite ce terme.
Mais d’un autre côté, il n’était point un demeuré, de sorte qu’on peut dire également, et ici
nous avons les textes, qu’il n’était pas progressiste.
Je regrette, mais c’est un fait, Freud n’était progressiste à aucun degré, et il y a même des choses en ce sens chez lui extraordinairement scandaleuses.
Le peu d’optimisme manifesté – je ne veux pas insister lourdement sur les perspectives ouvertes par les masses – est quelque chose qui, sous la plume d’un de nos guides, a quelque chose sûrement de bien fait pour heurter.
Mais il est indispensable de le pointer pour savoir où on est.
Vous verrez dans la suite la portée et l’utilité de ces remarques que j’avance ici et qui peuvent paraître grossières.
J Lacan, in L’Éthique de la psychanalyse, leçon du 20 mars 1960.