Pascale Belot-Fourcade, LE TOUT A L’EGO (AUX).
J’avais l’idée, en choisissant ce titre, de vous parler du champ social aujourd’hui débordé par les jouissances dans lequel nous sommes tous, analystes et citoyens, plongés.
Je voudrais faire apparaître quelle lecture nous pouvons faire aujourd’hui du symptôme.
Car il y a une particularité qui vient d’apparaître dans ce champ social qui aujourd’hui tente de s’égaler avec le champ de la science dans l’idée d’un tout possible bientôt à notre portée et qui n’apparait plus comme un moyen de traiter la jouissance mais au contraire comme un moyen de la servir.
Plus de frustration, plus de manquement dans le contexte démocratique et capitaliste contemporain.
On ne sait plus compter jusqu’à trois ; on bute sur le deux de l’égaux, on ne sait plus compter trois.
J’aurai bien sûr à m’en expliquer.
Bien sûr vous avez tous perçu qu’il y a deux façons d’entendre ce titre : « Le tout à l’égaux(o) ».
C’est en rhétorique ce que l’on appelle un oxymore, cad selon la définition du dictionnaire, un mot qui phonétiquement condense l’alliance de deux mots contradictoires.
Le tout à l’égaux, c’est une phrase de Régis Debray.
Sur France Culture et j’ai été jalouse de ne pas y avoir pensé, moi qui ai beaucoup tourné autour de ces questions.
J’ai été frappé aussi de constater que tout le monde entendait ce titre dans ces deux acceptations, que cela n’était pas réservé aux analystes mais entendu par toute personne quel que soit son champ social.
« la civilisation, c’est l’égout (J.Lacan) ».
Et tous aussi entendent la paraphrase du « tout à l’égout », Cela fait lien avec ce que Lacan dit de la civilisation : « la civilisation, c’est l’égout ».
Voilà ce qu’il dit : " le débridement du lien antique dont se contient la pollution dans la culture, la civilisation c’est l’égout"
. Il faut le relier avec ce que Lacan dira un peu plus tard, dans une interview avec Emilio Granzetto pour la revue Panorama en 1974.
Parlant du discours du capitalisme qu’il juge au demeurant fort astucieux, il dit qu’il amène à la « crevaison »
, ce que nous pouvons entendre comme concourant à la déliaison et à la désaffiliation sociale en expulsant l’Eros.
A propos du Burn out, j’avais proposé un titre : « actualité de la déchetterie ».
Nous sommes peut-être dans ce contexte au sein duquel les analystes aujourd’hui doivent lire les symptômes qui concernent la famille, le travail et les relations amoureuses à travers la dégradation, le dévoiement et la précarisation de la parole qui redouble l’isolement du sujet, cette parole qui a pour fonction d’organiser le sujet dans sa subjectivité et dans un pacte qui le relie au social. Mais pour parler, il ne suffit pas d’être deux, il faut compter trois : il y faut le langage. Le un ne provient que du trois et le deux ne fait pas suite au un.
On peut aussi constater que le symptôme, le « ça ne va pas », déborde aujourd’hui le cadre du privé et son expression majeure dans le social (les dys…, la clinique de la PMA, les phobies sociales, les troubles du comportement, etc…) avec l’aide d’Internet et des media tendrait à faire penser que le symptôme est social.
J’essayais d’écouter le 5 mars à 7h00 du matin BFM sur le poison actuel délivré par les tenants de la science pour guérir le faux nouveau symptôme, le TDAH, soit les enfants agités.
Dans l’avalanche des images et des discours, j’ai été frappée par l’égalisation manifeste de tout, ce mélange info/pédagogie/ publicité qui dans un désordre chaotique jouait sur la fragmentation des corps et des jouissances : j’ai noté en séquence : voiture, lunettes, café, ritaline, assurances, plastiques, pollution, voitures, voitures à acheter et voitures polluantes à détruire, ayurvéda, le tout avec des surgissements de la question du genre sur le temps de travail ou le salaire, ou la féminisation des noms.
Ce désordre qui joue autant sur l’espace privé que sur l’espace public a pourtant évidement un but qui en fait l’unité : la saturation d’un discours injonctif de prescription des jouissances.
Le président de Google avait eu ce mot extraordinaire : « nous désirons plus vite que vous
».
Cela consiste à vous préempter un par un dans un flot unitaire et globalisant au sein duquel on vous retranche comme sujet : c’était ce que disait Freud et Lacan de l’addiction : le sujet est retranché et n’est plus occupé que par un seul objet réel qui commande, un objet, précisait-il, dont vous n’avez pas manqué et que vous ne désirez pas.
Ce flot matinal en était l’exemple vivant.
Dans le mât de cocagne proposé par le capitalisme actuel, cet agrégat d’égos revendique un affranchissement par rapport à toute discrimination, étendue à toute loi universelle qui imposerait quoi que ce soit, remplacée par : « j’ai bien le droit », et ils ont bien le droit dans un calcul démocratique.
Alors comment faire avec la disparité homme/femme ?
le bon sens semble vouloir être dépassé, le bon sens qui donne en disparité l’appareillement des h et des f, cad la manière de se désirer, de s’aimer et de procréer.
La passion de l’égalité qui peut nous animer tente d’outrepasser cette différence radicale de l’humanité que l’on accuse d’être culturelle.
Mais il y a un roc, un roc réel du langage auquel on ne peut contrevenir : aucun signifiant n’est égal à l’autre et ne se retrouve, dans la chaîne des mots, équivalent.
Seuls les signes peuvent s’équivaloir, mais au prix d’une désubjectivation.
C’est dire que la symétrie h/f que l’on pourrait souhaiter ne peut se dire que dans la « dit-symetrie » : en tenir compte serait un préalable pour éviter les dérives passionnelles.
Barbara Cassin nous signale également dans un texte de 2008 intitulé « les tous grillés » que cette démocratisation qui veut introduire l’égalité des paroles, réduisant tout écart, celui même de la métaphore, ravale la parole dans du mesurable et du calculable : tous égaux, tous sans écart, parents1 parent2 (mais qui va être le premier ?)
On arrive à ces aberrations dans une réduction au calcul, à une tentative du collapse du signifié au signifiant et donc au silence des sujets et des places subjectives qui ne peuvent apparaître que dans la disparité des places qui soutient l’adresse.
On n’est pas à la même place pour se parler et il y faut un motif : le manque d’objet et le manque à être.
Et peut-on aimer son prochain comme soi-même ?
Ça n’a pas l’air d’être évident !
Remarquons aujourd’hui la prévalence de l’amour du même et non du semblable comme le montre l’essor d’Instagram et des selfies, ainsi que celui des sites communautaires.
Il y a par ex des sites réservés au « beautiful people » sélectionnés sur des critères très sélectifs, des sites générationnels (pour les jeunes, les seniors ou les parents célibataires), des sites religieux, selon la nationalité ou la couleur de peaux, des sites de rencontre selon l’orientation politique (par ex les gays de droite), pour les végétariens ou les pompiers, et bien sûr j’en passe…
Le traitement collectif des jouissances (seule chose que puisse faire le marketing).
Le traitement collectif des jouissances (seule chose que puisse faire le marketing), l’érosion de toute séparation promue par l’idée démocratique de l’égalité des besoins ferait penser aujourd’hui qu’il y aurait un sujet collectif sur lequel on pourrait fonder l’égalité et d’autre part une quantification des jouissances permettant un comptage et une équivalence : or il n’y en a pas, il n’y a de sujet possible que un par un qui peuvent faire ensemble lien social dans un pacte de langage où ils s’inscrivent de façon différentielle et singulière.
Ainsi s’organise la déliaison.
Cette socialisation en marche du privé ferait penser que le social est à même de fournir au traitement des symptômes dits sociaux : prévention, prescription sociale, normativation, cela s’appelle aujourd’hui le « care » qui promeut la victimisation et un souci de l’autre alors même que l’altérité dans un tout à l’égaux a été arasée : c’est une tentative de faire du Un sans autre.
C’est ce que signifie le titre du livre de Bernard Stiegler : « qu’appelle-t-on panser ? » qu’il écrit avec un A.
La pensée (avec un E) disparait au profit du care.
Cela va un peu loin, vous en conviendrez.
Ici se situe la haine de l’intellectuel aujourd’hui.
Mais le Care ne fournit pas le souci de l’autre mais la surveillance de l’autre.
L’entreprise arrive à être parfois une vaste usine paranoïaque où chacun s’observe et s’épie, même si les signifiants maître ont été déplacés sur des idéaux thérapeutiques, proposés maintenant par des « happyness managers », en faveur du bien-être, qui ne fournissent que des signes et non des signifiants aux sujets.
De tout temps les civilisations ont plutôt toujours tendu à colmater le « ça ne va pas ».
Lacan disait que « la religion est faite pour guérir les hommes, cad pour qu’ils ne s’aperçoivent pas de ce qui ne va pas
». Alors qu’en est-il aujourd’hui où l’on constate le déclin du rôle de la religion ?
le progrès arrivera-t-il à apporter un démenti à Freud qui disait que « la civilisation ça ne débarrasse d’aucun malaise
» ?
La promotion de l’ego (avec un O) s’est développée dans l’expansion du néo-libéralisme d’après guerre et des richesses produites dans cette période dite de progrès qui fait penser que l’impossible est dépassé par l’expansion de la marchandise et les progrès de la science.
Il semblerait que le développement de cet individualisme coïncide avec ce que certains auteurs appellent un deuxième temps du capitalisme qui, succédant à un premier temps fondé sur le couple capital/ travail qui organisait la vie des individus de façon contrainte autour du temps de travail, a trouvé à se relancer par l’investissement du temps de loisir, temps privé et multiforme dans lequel chacun est sensé se réaliser dans une palette à peu près infinie de consommations.
D’où aussi ce que l’on a pu désigner sous le terme de désordre démocratique, chacun ayant trouvé dans ce nouvel espace/temps l’illusion d’une parole dite libre, cad la possibilité d’y dire n’importe quoi à n’importe quel propos, sous un pur surgissement pulsionnel.
Car le tiers du langage qui pourrait pacifier ces jactations est récusé.
Avec ce paradoxe d’ailleurs que la libération de la parole détruit l’assujettissement au langage, car au moment où on peut tout dire dans le refus de toute frustration, on réduit le langage à son expression pulsionnelle, ce qui donne des mots d’ordres ou des insultes.
Restons dans un premier temps sur le latin ego qui veut dire je : cet « ego sum », affirmation tautologique de soi, s’exprime nécessairement par la licitation des pulsions ; cela aboutit à la fragmentation actuelle du corps social, fragmentation qui résulte d’une volonté affirmée d’autonomie mais qui a aujourd’hui l’allure paradoxale d’un individualisme de masse.
Car cette double imposition démocratique d’être libres et égaux, tout en assumant l’assomption des petits ego, est bien évidemment contradictoire et source d’un désordre, d’un bazar dans les institutions qui refusent aujourd’hui l’autorité du Un, d’un Un organisateur.
Le tout à l’ego refuse aussi la représentation et la fonction démocratique de la représentation dans la République : Un gilet jaune pouvait ainsi dire à la télévision :« C’est pas parce qu’il est le Président que Macron a droit de venir à Clermont pour parler ».
Le pacte de confiance n’a plus de sens, la parole est réfutée dans son adresse.
Alors qui est cet ego qui n’est évidemment pas celui de l’ego-psychologie d’outre atlantique qui mettait en place un maître moi et prônait l’adaptation des sujets à la réalité, cad le travail.
C’était peut-être moins pire !… C’était le moi au centre de tout : pas possible non plus !
Ce tout auquel ni Freud ni Lacan ne croyaient : pas de Weltanschauung.
C’est ainsi que la clinique contemporaine apparait dans sa disparité.
C’est ainsi que la clinique contemporaine apparait dans sa disparité, c’est :
soit le sujet abandonné qui déraille : le grand Autre a foutu le camp (lisez Serotonine : le nœud de ce livre est effectivement intéressant car ce sont les parents qui s’en vont, des parents unis qui se suicident ensemble et qui envoient à la gendarmerie un message annonçant leur mort sans plus d’adresse à leur fils),
soit le sujet qui pense échapper à toutes limites, s’auto nommant, s’auto générant, pris donc lui-même dans l’idée d’une possible auto transcendance, dans « la tyrannie du narcissisme » car il se retrouve dans l’image à se doper dans le spéculaire.
Il ne rencontre dans le social que des copains d’un jour ou de quelques jours, pas de vrais semblables, des copains politiquement corrects cad sans différences, ayant échappé à l’idéal de Papa, normant, normativant, autoritaire, à répudier.
Ils vont participer, ces égaux, à ce que Lacan appelle « l’anarchie démocratique
» avec à la clé l’isolement : « la promotion du moi dans notre existence aboutit conformément à la conception utilitariste de l’Homme qui la seconde, à réaliser toujours plus avant l’Homme comme individu, cad comme un isolement de l’âme, toujours plus parent de sa déréliction originelle
».
L’isolement, majoration de la déréliction originelle : l’H ne fait plus son monde, il s’en plaint, la machine et la planète lui enlèvent le devant de la scène, il n’est plus qu’un rejeton de ce narcissisme blessé.
Narcisse qui se noie en lui-même n’a plus idée de ce que c’est le prochain, il ne rencontre que des mêmes.
Le déclin de la civilisation de l’Idéal du moi, celui mis en place par le signifiant paternel, engendre une tyrannie narcissique qui consiste à faire l’économie du manque, c’est-à-dire l’économie de la mise en place du désir, et à faire le tour de l’objet : Narcisse est aux grands magasins et consomme, ceci en fonction « d’idéaux en série » sans cesse renouvelés et ce qui n’est plus interdit est aujourd’hui prescrit.
Narcisse qui se défend des perturbations de l’enfer des autres est à fleur de peau.
Narcisse ne supporte aucune mise en question : le psychanalyste devient rapidement un persécuteur.
Mais dire « on va tous s’aimer » dans ces thérapies qui vous proposent la « méditation orgasmique et réflexive » (voici ce qu’on apprend parfois par le divan !), ça tient bien !
Cette égalisation démocratique, pseudo horizontale, et cette expression des ego en masse, , arrasent le (je) au profit d’un (je/ nous) qui ne peut avoir que des manifestations éphémères, ou produire des communautés sur la base de critères multiples et eux-mêmes diffractés comme on peut en voir fleurir en abondance dans les réseaux sociaux.
Cette forme de neutralisation de (je/ nous
) rassemble de façon nationaliste, raciste, sexiste et donne des fragmentations de durée éphémères et toujours recomposées.
L’horizontalité prescrite, bien sûr factice, crée une « dyschronie » (l’actualité nous le montre sans cesse), dérégule une temporalité qui ne peut se mettre en place que par le trois : au moins une scansion ! ne parlons pas d’un futur antérieur du sujet.
Alors il reste peut-être à être dans l’unisexe, ou alors ce que l’on pense être l’émancipation, vers le dépassement des univers séparés du masculin et du féminin.
Récemment un analyste pouvait écrire : « les univers du masculin et du féminin sont de moins en moins étanches, les catégories de plus en plus poreuses » : poly-amours, trans en tous genres.
Les enfants nous le renvoient aujourd’hui : ils veulent choisir leur sexe, leur corps, la manière d’être avec tous les écarts possibles.
« Je choisis mon genre, ma sexualité, mon corps, je veux devenir ce que je suis » rapporte S. Hefez.
Ce tout à l’égo prescrit ne permet certainement pas à l’adolescent dans une errance narcissique normale, un franchissement possible dans une identité à forger pour chaque sujet.
On ne leur laisse à disposition que des signes qui leur font une injonction à se conformer à des images dites genrées où se ré-invente en permanence un marketing.
La société actuellement commence à être très généreuse à leur égard en fournissant les hormones à bonne dose.
Cette promesse de la science si séduisante dans son universalité fait semblant d’ignorer le rôle du symbolique et du Un dont la logique est l’incomplétude (quelle déception !) tente la réduction du deux qui refermerait l’écart entre le mot et la chose, (plus de semblant, c’est réel !), entre l’homme et la femme, entre l’enfant pour la femme et l’enfant pour l’homme, et j’en oublie…
La science a émoussé la disparité des places dans le processus d’émancipation des femmes par rapport à la procréation.
Effectivement la science a fait sauter les impossibles de la procréation et l’irréductibilité de la différence des sexes qui imposait l’inégalité H/F dans la procréation : commencé par la pilule cela se poursuit avec la PMA.
Le patriarcat en a pris pour son grade alors même que les filles étaient promues comme les fils.
D’ailleurs elles sont moins embarrassées que leurs confrères masculins uniformisés et castrés, et comme les femmes font avec ce qu’on leur offre (toujours excellement !) l’égalité est devenue un commandement : tout à l’égaux ! Les sur-moitiés, comme les appelait Lacan, sont des productives.
Les femmes dans cette égalité réelle recherchent peut-être à ne plus être des objets, à sortir de cette « objectalité » structurelle.
Est-ce possible ? de prendre le manche, en seraient-elles moins femmes ? on verra !
Certaines s’en plaignent déjà.
La clinique insiste à nous faire constater que l’égalité ne rime pas avec l’altérité et les impasses du tout à l’égo.
Est-ce seulement parce que manquent des registres d’égalité ?
Le discours social voudrait nous le faire croire mais il y a un réel difficile à outrepasser, celui d’un incalculable des jouissances qui sinon permettrait un tout à l’égaux pour de vrai.
Les symptômes que nous voyons surgir dans les couples et dans les familles nous poussent à penser que ce tout à l’égaux ne peut traiter le malaise dans la civilisation mais en créer.
Les parents viennent nous voir en couple, parfois à bout de souffle.
Ils sont devenus une mauvaise collocation et le consensus de leur accord égalitaire ne marche plus.
Ils ont fait un enfant dans la même démarche égalitaire ; cela ne tarde pas à faire interprétation : cet enfant qui est dans la lunule de leur entrecroisement ne dort pas, il n’a pas un petit coin à lui pour s’endormir, cad un lieu pour inscrire la scène.
Le sommeil revient quand les parents acceptent de ne plus être dans la même « dit-mension » et de s’articuler à l’autre. Et moi qui suis là à les écouter en faisant adresse, je m’étonne que très rapidement le deuxième enfant se profile ainsi qu’un mariage en remplacement du PACS dans un couple qui avait abandonné la sexualité pour l’élevage de l’enfant
On peut bien sûr se dire que si l’on peut intervenir ainsi c’est que tout y était au départ, mais pour combien de temps dans la disparité peu acceptable dans la démocratie des couples ?
Je parlerai maintenant peut-être dans un tout à l’égaux des familles de ces enfants tyrans qui nous parlent de la disparition effective de ce tiers de l’autorité : le summum de la déliaison et de la désaffiliation que sont ces enfants tyrans qui quand ils arrivent en consultation nous font nous demander comment attraper l’affaire.
Ces enfants apparaissent non assujettis et non assujetissables, ils sont autoritaires, hyper exigeants et n’hésitent pas à recourir à la menace, au chantage, voire à la violence pour obtenir satisfaction. Les parents sont au bord de la séparation et ne se reconnaissent plus eux-mêmes sous la dictature de leur progéniture.
Cela concerne à l’excès certaines familles mais cela déborde sur l’école qui ne cesse de s’en plaindre.
C’est Libération qui nous donne idée de l’ampleur de l’affaire dans un article du 3 juillet 2018 intitulé « Le burn out des parents
» : après une description clinique parfaite de cette symptomatologie, l’auteur de l’article préconise la solution (nous savons, nous analyste, que le fantasme de guérison est le symptôme lui-même) : plus d’égalité du père et de la mère, et l’en pire : un peu plus de tout à l’égaux, plus de « dit-symétrie » !
si tout le monde est égal, eh bien eux aussi ! on peut dans ces familles désorientées penser, à propos de ce désordre, à un retour à la horde primitive. L’enfant tyran présentant la jouissance du père de la horde ;
les enfants l’ont très bien compris : si tout le monde est égal, eh bien eux aussi ! on peut dans ces familles désorientées penser, à propos de ce désordre, à un retour à la horde primitive.
L’enfant tyran présentant la jouissance du père de la horde, il en fallait bien un : l’enfant s’y sacrifie.
Personne n’a voulu payer de sa castration au langage, c’est-à-dire d’établir une transmission.
Plus de trois, que du deux qui se réduit à un ego pulsionnel sans limites, rival et violent.
Les enfants sont plutôt les otages de ce désordre.
Je n’ai pas le temps aujourd’hui mais mon interprétation porte plutôt sur la voie ouverte laissée aujourd’hui à l’hubris féminin dans ce désaccord.
Et ce n’est pas tout : Lacan attire notre attention sur l’ambiguïté de la relation narcissique : car elle est, nous dit-il dans « L’agressivité en psychanalyse » , « à la base de la tension agressive »,et il précise en 1949 : que « Le stade du miroir inaugure…le drame de la jalousie primordiale ».
Dans la relation à deux du tout à l’ego qui forcément va du duo au duel, la relation à l’autre fait apparaître en direct l’objet dont l’autre jouit, et que je ne peux que convoiter.
Je mets ainsi en place un faux désir : la Rolex est au poignet de l’autre et me voici lancée à en vouloir une dans un aveuglement jaloux.
Lacan tente un jeu de mot à nommer cela la « jalouissance », la jalousie jouissante qui peut aller jusqu’à la haine.
Et vous voyez donc le bel avenir pour cette jalouissance qui est le réel moteur de la consommation.
Ne consomme-t-on pas d’ailleurs ce que l’on ne désire pas ?
C’est donc cette non fixité de l’Un aujourd’hui considéré comme autoritaire et discriminant et la montée au zénith social de l’objet a, comme l’annonce Lacan, qui promeuvent cette jalousie sociale généralisée et laïque.
Cette jalousie irrigue le champ social de cette jouissance individualiste et uniformise les deux champs du privé et du social. Lorsque le président de Google dit : « nous désirons plus vite que vous », au lieu de l’apaiser, il exacerbe cette jalouissance en proposant par anticipation des objets bons pour tous, ces objets qui commandent, ces gadgets, ces écrans qui vont exercer une tyrannie sur des egos qui en deviennent dépendants et qui en sont les otages, ces objets qui ravalent même le sexe puisqu’on peut être sex-addicts maintenant. Comment résister un peu quand cela va si vite ?
Cette jalouissance est la réalisation de l’imaginaire et implique une positivation de l’objet normalement voilé.
Cela a des conséquences, en particulier en ce qui concerne les mises en actes.
Comprenons aussi que cette jalouissance a outrepassé en quelque sorte la guerre des sexes qui s’accompagnait d’une érotique articulée autour de la lettre.
la dissolution du conjugo.
Elle pousse plutôt à la dissolution du conjugo.
Les symptômes que nous voyons aujourd’hui dénoncent cette faillite de l’Autre, cette récusation de l’Autre actée par le désir d’affranchissement et du droit à la jouissance que le social encourage en proposant des solutions libertaires séduisantes.
L’appel au symbolique perdure bien sûr pour celui qui parle car il reste affecté d’un manque à jouir et d’un manque à être. Malgré ses tentatives d’exclusion, de racisme et de xénophobie, de tentatives identificatoires multiples, le sujet ne peut s’y retrouver.
C’est ainsi que l’on peut décliner les différents symptômes toujours présents dans l’actualité :
Ainsi peut-on entendre les symptômes contemporains :
La dépression, comme isolement maximum de la déréliction originelle (cf Sérotonine) jusqu’à la difficulté de disparaître
Les toxicomanies, où le commandement viendra d’un objet réel, de cette tyrannie qui peut « être pour tous », démocratique et partageable pour tous les consommateurs
Les anorexies/boulimies, toutes ces jeunes filles qui de façon épidémique ne peuvent réaliser leur incarnation féminine
L’objection dans les phobies
C’est bien sûr aussi sur ces bases que l’on peut entendre cette phrase énigmatique de Lacan répondant à la question d’Emilio Granzotto : « existe-t-il une crise de la psychanalyse ?
» « ce qui ne va pas, répondit-il, c’est cette grande lassitude, la vie comme conséquence de la course au progrès.
Par la psychanalyse, les gens s’attendent à découvrir jusqu’où on peut aller avec cette lassitude ».
La psychanalyse n’est pas en soi démocratique mais elle peut être une chance pour le démocratie de ne pas verser dans l’absolutisme.
Le psychanalyste peut ne pas être fasciné par le progrès pour être plutôt où on l’attend : en assurant cette fonction symbolique Autre comme lieu soumis à la condition de l’équivoque et non à la signification positivée du langage. C’est là même qu’il se situe dans cette altérité qui lui permet d’entendre l’altérité du discours du psychotique et du discours de l’enfant et de mettre à jour la logique de l’impossible.
Le 24 mars 2019