Colloque « Du Séminaire aux séminaires. Lacan entre voix et écrit », organisé par Laurent Le Vaguerèse (oedipe.org) — Mise à jour du 15 janvier 2006
Mon ami Jean Guir toujours aussi fureteur me faisait part d’un article publié dans une revue scientifique par une équipe de chercheurs de Berkeley.
Ils avaient constaté qu’en moulant leurs vases, les potiers parlent, ce qui est normal, mais l’intérêt tient dans le fait que ces paroles ont pour effet de produire le déplacement de certaines molécules constitutives de la terre glaise ou argileuse qu’ils sont en train de façonner.
On sait quand même que la poterie est l’art primordial.
Du coup il y avait de quoi s’exciter, en étudiant des poteries anciennes.
Ces chercheurs pensent qu’en utilisant des appareils spectrographiques appropriés, ils pourront tracer, sur des supports spécifiques, les courbes graphiques de ces mouvements moléculaires, un peu comme on peut le faire pour enregistrer des sons à partir d’un appareil acoustique.
De la sorte ils pourraient nous faire entendre les paroles millénaires de ces potiers. Sachant comment et de quoi ils parlaient on aurait alors accès à leurs voix.
En apprenant cela, je me suis dit que moi aussi je m’inscrivais dans cette tradition mi-art, mi-science. En enregistrant les séminaires de Lacan, je participerais donc, à ma façon, à la transmission de son enseignement, en donnant à ceux qui nous succéderont la possibilité d’entendre sa parole pendant des millénaires. Quelle angoisse !
Étant, comme nous tous, sujet de la science et donc quelque peu débilisé, moins doué pour l’enregistrement sur cervelle que nos ancêtres grecs, je tiens l’enregistrement sur bande comme substitution à cet art, très répandu dans les civilisations sans écriture. Mais je considère que l’enregistrement audio phonique est une forme d’écriture particulière directe et passive sur un support magnétique. C’est l’analogue, presque l’équivalent de ce que Lacan élabore dans Lituraterre. Une pluie de signifiants qui font ravinement sur la bande magnétique.
Pour ne pas tourner autour du pot, je fais cette remarque : la texture sonore de la parole que vous entendez, soit directement, soit par le biais d’un enregistrement, n’est pas la voix.
La voix, comme objet a de la pulsion invoquante telle qu’elle est définie par Lacan, cette voix est aphonique.
Elle n’est donc cernable qu’au-delà de ce qui s’entend dans ce qui ce dit.
Notamment dans les scansions de l’énonciation.
Cette voix c’est ce qui fait jouir, mais ce qui se dit, est à lire dans ce qui s’entend.
Autrement dit la lettre pas-à-lire, même lorsqu’elle est écrite.
De plus la voix, de celui qui parle, n’est pas celle de celui qui écoute. Sinon il n’y aurait jamais de malentendu, ce qui serait insupportable.
C’est une des raisons pour laquelle Lacan joue du pouvoir d’illecture qu’il donne à ses écrits.
Ce qui est une invitation à y mettre du sien pour le lire.
En lisant ses Écrits, ou les transcriptions de ses séminaires, vous pourrez entendre aussi bien la voix de Lacan, qu’en écoutant les enregistrements.
Et même vous l’entendrez mieux, parce que vous ne serez pas happés par la texture sonore de sa parole.
Lacan nous mettait en garde contre cela. Il préférait, disait-il, que nous soyons plus intéressés par son dire, que par la jouissance de sa voix qu’il considérait comme la cause principale de l’attroupement de ses séminaristes qu’elle produisait.
Ayant moi-même pratiqué ces écoutes bandelières avec un acharnement sans équivalent dans notre milieu, j’en sais quelque chose.
Quand j’écoutais ces enregistrements au bout de quelques heures, j’avais l’impression que l’Autre me sonnait les cloches avec le bourdon de Notre-Dame.
Quoi qu’il en soit, ne vous inquiétez pas.
Je ne vous ferai pas languir pendant des millénaires. J’ai fait en sorte pour que, qui de droit peut en disposer, vous donnent accès à ces enregistrements dans un délai raisonnable.
Il faut tenir compte que ces enregistrements n’ont pas été pris dans un studio de Nashville ou de Menphis, et qu’il faut du temps et beaucoup d’argent pour en améliorer la qualité sonore avant de les faire circuler.
Quand vous en disposerez, vous pourrez faire la même expérience que nous avons faite à plusieurs.
Il s’agissait, pour un groupe de 20 personnes environ, de transcrire La Troisième de Rome à partir de l’audition commune d’un enregistrement d’une qualité exceptionnelle.
Une des choses les plus remarquables, était que parfois certains auditeurs entendaient des mots , voire des phrases, qui n’existaient pas sur la bande.
En plus ils soutenaient mordicus les avoir entendus après plusieurs auditions du même passage.
Qu’est-ce que cela pouvait-il signifier ?
Que d’une part, parfois, il s’agissait d’une anticipation sur ce qui devait s’écrire pour être lu, à partir des paroles entendues.
Que d’autre part, on a la démonstration par là que l’original n’existe pas.
La voix ne s’entend pas mieux dans la parole que dans l’écrit qu’elle traverse, de structure - pour l’auditeur et le lecteur.
Il en résulte que l’antériorité logique de l’écrit prime sur le déroulement diachronique de la parole.
Vous avez quand même tous fait l’expérience d’avoir à faire à des interlocuteurs qui achèvent vos phrases alors que vous commencez seulement à parler.
Moyennant quoi, à juste titre vous pouvez vous plaindre de ne pas être entendus, voire détournés dans votre pensée.
Lacan insiste sur ce point quand il dit à peu près ceci (séminaire D’un Autre à l’autre, leçon du 14 mai 1965) je le paraphrase : Cela serait plus simple, si l’écriture n’était que transcription de ce qui peut s’énoncer en parole.
Bien au contraire, il est frappant de constater que l’écrit, loin d’être transcription est un autre système. Parole et écrit sont deux registres différents, mais qui s’accrochent à ce qui s’exprime d’une contingence corporelle, l’objet a, la voix prenant statut de consistance logique.
Cela s’illustre très bien par l’écrit de Platon qui véhicule la voix de Socrate et son enseignement à travers les siècles.
C’est la raison pour laquelle notre transfert s’accroche à Socrate, causé par sa voix, alors que nous lisons Platon – cela se produit même dans ses traductions les plus défaillantes.
Il en est de même pour les séminaires de Lacan.
Qui dit transfert, dit hainamoration, ignorance et jalouissance, vis-à-vis de quiconque vous propose sa version, et à plus forte raison pour celui qui en a reçu l’investiture par Lacan.
Est-on si sûr que dans les versions qui nous sont proposées, il y aurait passage de l’écrit à l’oral ?
Pour ma part j’en doute.
Lacan est le seul qui a fait passer son enseignement oral à l’écrit.
À cette occasion vous pouvez mesurer la distance parfois considérable qu’il y a entre les deux, quand il le fait.
Comparez par exemple les variantes des 3 versions dites originales de Radiophonie :
La première est celle que Lacan a lue en prime time dans son séminaire L’envers de la psychanalyse, à partir de ce qu’il avait enregistré pour une émission à France-Culture.
La deuxième, qui est la première historiquement, est justement Radiophonie diffusée sur les ondes pour la première fois en juin 1970. Qui sera rediffusée plusieurs fois avec des commentaires et des commentateurs de plus en plus nombreux.
La troisième est sa version écrite par lui.
Parue dans Scilicet et maintenant dans Autres Écrits.
Il en est de même pour Lituraterre, la Première du discours de Rome, etc.
Toutes les transcriptions des séminaires, dont nous disposons, sont faites à partir de textes dactylographiés.
Les transcriptions proposant d’être plus fidèles au style oral pour passer au style écrit ne sont pas comparables à ce que Lacan a pu écrire à partir de ce qu’il a produit oralement.
Je crois bien que la « tapeuse » de Lacan prenait son texte en écriture sténo, qui est une forme d’écriture très particulière au point même qu’une autre personne, même connaissant cette écriture, ne peut lire celle d’une autre .
Mais elle n’en livrait qu’une version dactylographiée.
C’est sur ces textes-là, relus et souvent corrigés à la main par Lacan que Jacques-Alain Miller établit le texte des séminaires publiés par Le Seuil.
Il est là présent et il acquiesce.
Je ne me suis jamais vraiment intéressé à la transcription des séminaires, d’ailleurs je ne suis pas doué et trop impatient pour ça.
Je me contente de suivre les indications très précieuses, mais trop rares, de Lacan pour le lire.
Pas moyen de me suivre sans passer par mes signifiants (Lacan).
Ne pas comprendre trop vite(Lacan).
Avec ça on peut franchir l’obstacle du pouvoir d’illecture qu’il donne à son texte.
Et pour ne pas manquer un signifiant, procéder à une lecture à saute-mouton.
Ce sont des remarques qui ont une portée générale dans la conduite de la cure puisque ce type de lecture est du même tonneau que l’association libre et l’écoute flottante, selon une logique élastique qui n’est pas sans rigueur. Le psychanalyste, lit ce que dit l’analysant pour lui apprendre à lire autrement.
Je vais à présent vous rappeler deux exemples, très connus, qui permettent de saisir quels sont les reliefs du style de Lacan. Bien sûr il s’adresse aux analystes pour leur permettre de s’y retrouver dans leur pratique, mais aussi au tout-venant, pour qui Lacan ne fait aucune concession.
Pas de vulgarisation.
Télévision et Radiophonie en témoignent.
Dans ce premier exemple, on va saisir comment Lacan procède pour fabriquer son auditoire, pour le former à l’entendre.
C’est une constante de son style.
Il vise à réveiller son auditoire, que chacun dresse ses oreilles : Première leçon du séminaire …Ou pire (8, dec. 1971), Lacan commente longuement les prosdiorismes de la logique d’Aristote.
Sur les 800 auditeurs présents, 793 roupillent depuis un moment.
Seuls sont éveillés, Lacan même, « la tapeuse », son gendre, un écrivain ébouriffé, 2 mathématiciens et mon magnétophone Uher 4400 stéréo report.
Soudain un météore hurlant traverse l’atmosphère cotonneuse en proférant :
« Tout animal qui a des pinces ne se masturbe pas » Immense brouhaha !
On entend à peine la suite :
« C’est la différence entre l’homme et le homard ».
Comme j’avais lu chez Lacan que le crabe est capable de battre des cartes, je me suis dit que ça ne le concernait pas.
Ce n’était pas ça, mais pas du tout ça.
Profitant de l’effet de l’effet de sidération, Lacan y apporte sa petite lumière.
Structuralement nous sommes au-delà du mot d’esprit.
Il fallait l’entendre au niveau de la logique. Il enfonce le clou :
" ça y est caché, hein ?…mais c’est la seule chose que vous n’ayez pas vue ».
Il introduisait le pas-tout, qu’élude la logique d’Aristote.
C’est cela qui était historique dans sa formulation, et non pas ce qu’elle asserte.
On sait les développements qu’il lui a donnés dans la suite.
Le deuxième exemple est extrait de la leçon du 8 mars 1977, du séminaire L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre.
Parue dans Ornicar 16 p. 13.
Lacan écrit sur le tableau que la seule façon d’articuler le Discours Analytique, est la suivante :
Stupeur et indignation silencieuse dans la salle.
Lacan l’ayant écrit ainsi, se demande comment un sujet, avec sa débilité et sa faiblesse, peut-il tenir la place de la vérité… pour avoir des résultats situables d’un savoir ? (J’abrège).
Jacques-Alain Miller se lève et dit :
« Ce n’est pas comme cela que vous l’écriviez à l’époque » Il va au tableau et écrit :
Lacan regarde longuement en disant à peu près : « vous voyez qu’il y a de quoi s’embrouiller ».
Il trouve que c’est mieux ainsi et d’autant plus troublant que S1 n’est que le commencement d’un savoir, et que se contenter d’un commencement ça ne sert à rien.
Et puis il parle de sa conférence à Bruxelles où il avait parlé de l’escroquerie analytique.
À la leçon suivante (15 mars 1977, Ornicar 17-18, p. 7) Lacan reprend l’affaire, il dit que des gens bien intentionnés à son endroit – ce qui à ses yeux soulevait déjà une montagne de problèmes.
Ces gens lui avaient écrit, qu’il avait fait un lapsus.
Lacan balance un peu.
Un lapsus ce serait bien parce que ça serait révélateur d’une vérité.
Mais le lapsus d’être écrit penche plutôt du côté de l’erreur grossière, surtout que c’est lui qui a inventé le discours analytique.
Il reparle de l’escroquerie, comme à Bruxelles, qui ne serait pas n’importe laquelle.
Il ajoute que s’il connote S2, non pas d’être le second, mais d’avoir un sens double, cela suffirait pour que S1 prenne sa place correctement.
Dans 3000 ans que restera t-il de tout cela ? (Lacan)
Une Version audiophonique incomplète des Séminaires.
Deux Vidéos, Lacan à Louvain et Télévision.
Une Version critique, initiée par Michel Roussan, qui a toujours pris en compte les versions « corsaires » pour produire la sienne, sans effacer ses emprunts aux versions répertoriées avec le nom de leurs auteurs.
La version établie par Jacques-Alain Miller, justement nommée par lui Version populaire.
On saura qu’elle faisait événement à chaque volume publié par Le Seuil.
Soulevant les passions, causant des procès allant jusqu’à faire appel aux tribunaux, mais faisant toujours point de capiton dans la masse amorphe des versions « corsaires ».
Quoi qu’il en soit, je mets quiconque au défi de démontrer que la Version populaire, malgré certaines erreurs, a pu entraîner des courants de pensées contraires à l’enseignement de Lacan, des compromissions et des déviations sans remède.
Enfin, pour trancher heureusement, il restera les Écrits de Lacan.
Patrick Valas, Colloque Encore-Œdipe, le 26 novembre 2005 à Monparno, par les soins de Laurent le Vaguerèse que je remercie de m’avoir invité à parler sur ma demande.
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