La séance est présidée par Alain Didier Weill.
« SEANCE COURTE » ET TEMPS DU RÊVE
Patrick Valas
Comme je l’avais annoncé, je ne développerai qu’un seul passage de mon texte paru dans les Arguments du Congrès*. Je parlerai de la pratique des dites « séances courtes ».
En dehors de tout ce que nous pouvons trouver comme élaboration dans l’enseignement de Lacan, nous ne pouvons nous satisfaire des réponses qui lui ont été jusqu’à présent opposées :
Il y a ceux qui, en les désignant comme des « séances courtes », les condamnent sans appel, mais ne soutiennent pas leur position d’un point de vue théorique, ou ne les appuient que sur des arguments étrangers à nos propos.
Enfin il y a les réponses plutôt évasives et c’est dommage de ceux qui pourtant nombreux les pratiquent.
Tout cela ne doit pas manquer de nous interroger. J’apporte donc ici d’une façon très ponctuelle mon témoignage sur la pratique de Lacan. Pourquoi pas ? Puisqu’on en parle un peu à tort et à travers, et que ma façon d’en parler à l’endroit de sa pratique, ça fera un petit crin crin supplémentaire.
Mon titre : « Séance courte » et temps du rêve doit évoquer d’emblée que le temps de la réalisation du sujet dans la séance est, comme pour le rêve, hors du temps parce que c’est le temps du désir. Cette référence au temps logique nous introduit à une dimension qui a une toute autre portée que celle du chronomètre. Ainsi comme nous le savons bien, ne serait pas tenable cette position d’un analyste disant à son analysant qu’un rêve qu’il vient de lui raconter est trop court pour être analysé.
Prenons référence chez Freud dans la Science des Rêves. On sait que ce qui l’intéresse dans le rêve, est essentiellement son élaboration dans un récit. Ainsi par exemple, lorsqu’il a à faire avec cette patiente qui ne lui livre de son rêve que ce mot de canal comme seul vestige. Un rêve qu’elle a élaboré à partir des bribes d’un autre rêve, il est intéressant de relever ce phénomène de rebondissement d’un rêve à l’autre, rêve où il est question d’une conversation avec des amis sur le livre du Mot d’esprit. Freud ne se montre pas du tout embarrassé. Il dit lui-même dans une note en bas de page : « Il ne faut pas croire que le mot canal échappera à l’interprétation ». Je souligne pour nous ce terme d’interprétation.
Cette ponctuation de Freud lui sera confirmée un peu plus tard par l’enchaînement que fera sa patiente à propos d’une autre conversation, évoquant le Pas de Calais à partir du mot canal, lui rappelant ce trait d’esprit : « Du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas ». On voit comment ce signifiant canal fait signe à un autre signifiant, et que c’est pour ça que ça a pour effet un sujet.
Le rêve, comme réalisation de désir, Freud le prend vraiment comme un scénario dans lequel le sujet se réalise en s’y reconnaissant comme désirant. Pour Freud, le rêve est le travailleur idéal qui, à partir des restes diurnes notamment, réalise l’effectuation de l’association libre la plus parfaite possible, soit cette association associée que nous recherchons, par où se transmet la parole fondamentale du désir indestructible. Par le signifiant de canal, ce rêve touche au réel, au point de son ombilication qui est le point de limite extrême de l’énonciation de la patiente. Ce réel, c’est le réel en tant que tout ce que nous touchons de lui, c’est la fente dont se définit le sujet. On saisit là dans cet exemple comment pour Freud le rêve ne vaut que comme vecteur de la parole, et si on ne reconnaît pas cela, on se condamne à ne jamais comprendre ce que veut dire que l’inconscient est structuré comme un langage, pour le rappeler ici puisqu’après tout c’est à partir de cet énoncé minimum que nous nous distinguons des autres mouvements psychanalytiques.
Autrement dit, la façon d’opérer avec ce qui du rêve dépend de la structure du désir, Freud va y insister particulièrement dans l’analyse de l’Homme aux Loups, en y introduisant cette notion essentielle de l’après coup du temps pour comprendre. Lacan le reprend et le commente en ces termes dans « Fonction et champ de la parole et du langage » :
« Bien plus, avec une hardiesse qui touche à la désinvolture (Lacan parle de Freud) il déclare tenir pour légitime d’élider dans l’analyse des processus les intervalles de temps où l’événement reste latent dans le sujet, c’est à dire qu’il annule les temps pour comprendre au profit des moments de conclure qui précipitent la méditation du sujet vers le sens à décider de l’événement originel ».
Il y a quelque chose qui participe de cette audace dans cette pratique de Lacan, et ce n’est pas une fantaisie mais raison de structure. En effet, en ce qui concerne le désir, on sait que le moment du signifiant anticipe pour le sujet sur l’après coup du temps pour comprendre le sens qu’il donnera à son histoire.
Je vais maintenant essayer d’articuler en quoi consiste, en ce point, un des aspects de la pratique de Lacan, puisque j’ai dû faire ce long préalable avant de l’introduire.
Entraîné, ou plutôt rompu par son analyste à cette pratique, pratique volontairement acceptée d’ailleurs au cours des entretiens préliminaires. En l’occurrence ces derniers peuvent être beaucoup plus nombreux qu’on ne saurait le croire en sorte que l’entrée en analyse se négocie entre deux partenaires plutôt qu’elle n’est l’indication d’un seul. L’analysant est forcé, je dirai poussé par le discours qui le travaille. Il y a là un véritable élément de précipitation. Le sujet élabore un montage comme un scénario, et seule, l’échéance très brève de la séance lui donne cette dimension très particulière propre au rêve, c’est-à-dire celle de la simultanéité et de l’instantanéité des chaînes signifiantes, qui l’authentifie, cette séance, comme réalisation de désir. C’est le temps d’un instant, une saisie comme seul un moment peut se saisir. On peut parler d’une véritable fulguration caractéristique du battement de l’inconscient dans son moment d’ouverture-fermeture.
Il y a encore une précision supplémentaire à donner de ce pourquoi il me fallait passer par ce temps du rêve pour montrer comment opérer avec ce qui dans le déroulement de la séance dépend de la structure du désir. Pour le dire plus simplement, comment s’y prendre pour faire rebondir de séance en séance la parole fondamentale du désir indestructible.
Dans le sommeil, il y a une suspension de l’imaginaire spéculaire qui favorise l’élaboration symbolique du rêve. Il y a quelque chose d’équivalent dans la « séance courte », dans cette mise en veilleuse de la relation narcissique (encore que ce détournement de l’attention ne soit pas une spécificité de cette pratique, puisqu’elle est au principe de la règle fondamentale dans toute analyse). Cependant, dans la « séance courte », cette suspension de la relation spéculaire revient pour une large part à l’analyste, pour la raison que cette échéance soumet l’analysant à cet élément de précipitation (fonction de la hâte). De ce fait l’analysant se hâte d’en finir avec ce réel où le précipite sa parole, faisant l’épreuve de son impossible rapport. Et c’est là qu’il est attendu au rendez vous de l’analyste, dont la justesse de l’acte justement est de savoir surprendre l’analysant, (avant que ne se lève la consistance de l’imaginaire résistant au passage de la parole du sujet à travers le discours la résistance étant du côté de l’analyste). L’intervention de l’analyste est un acte opérant cette ponctuation ou cette coupure qui ne peuvent pas être n’importe lesquelles, parce qu’elles mettent en jeu le désir de l’analyste, et que c’est sur ce désir de l’analyste que la cure se règle.
Cette fonction de la surprise est essentielle à pointer. Il ne s’agit donc pas de parler de « séance courte » mais plutôt de séance où le sujet est pris de court par rapport à la signification, et ce, quelle qu’en soit la durée, car le temps de la séance, c’est une fonction du transfert, lequel se définit d’être une mise en acte de la réalité de l’inconscient.
Cette intervention de l’analyste équivoque à cette limite extrême entre l’énigme du chiffrage d’une énonciation (qui est chiffrage d’une jouissance incalculable) et son déchiffrage dans la traduction interprétative. Elle donne au signifiant ce pas de sens (comme un pas de vis), comme touche du réel à distinguer de la signification. Pourquoi ne pas évoquer dans cette opération quelque chose qui serait comme l’équivalent de ce qui se passe dans l’ombilic du rêve ? C’est une fonction de réveil.
Parler de l’acte de l’analyste, bien sûr, pose des questions. Mais je ne crois pas qu’il faille faire de lui un artiste, un artisan, plutôt, ou si on peut jouer de cette équivoque, un artificier qui vient rompre les formations de l’inconscient du sujet qui parle. Car ce n’est pas facile pour un analyste de maintenir tendue la corde du symbolique pour décocher ses flèches avec autant de finesse, de tact, de prudence et de précision.
Freud insiste toujours pour dire qu’en ce qui le concerne, les règles techniques découlent toujours directement du maniement du transfert, ce qui est à distinguer de sa manipulation. Et c’est en cela que pour lui réside l’art de l’analyse. Le style de l’analyste est propre à chacun, dans sa visée de la différence absolue. Il est bien difficile alors de mettre en cause un analyste sur sa manière d’opérer.
Transmettre ce style de l’analyste, n’est pas non plus complètement énigmatique pour autant. L’analyste a même intérêt à éclairer le plus possible son savoir y-faire. C’est fait pour ça, les contrôles psychanalytiques. Le contrôle en outre réalise une économie subjective tant pour l’analyste que pour l’analysant.
À mon sens, dans cette façon d’opérer de Lacan, il y a quelque chose de très intéressant, qui est de permettre au sujet de formuler dans la précipitation, dans la hâte d’un moment de conclure, une parole qui pique au ras du symbolique. L’analyste, est pris dans cette hâte en opérant. Il y a parfois un phénomène de résonance par où l’analysant dépiste l’analyste de son désir, précipitant ainsi son intervention qui le déprend de ses fixations imaginaires. Il en résulte que l’analysant imaginait pouvoir dire quelque chose et qu’il s’entend dire autre chose, comme une bévue. Il y a là un moment privilégié de désupposition du savoir en tant qu’incarné par l’analyste, et la mise en place adéquate du sujet supposé savoir comme n’étant aucun sujet. L’analyste faisant intervenir là son désir, en tant qu’il est autre, permet à l’analysant d’accommoder son fantasme sur ce repérage et c’est pour ça qu’il continue son travail. Après tout, ce n’est pas différent de ce qui doit se passer sur tous les divans au moment de l’intervention de l’analyste.
Un savoir-y-faire hélas, ça ne se copie pas, et à condition de suivre le désir à la lettre, il y a plus de mille autres façons de s’y prendre. L’analyste dont je parle en l’occasion ne se prive pas de toute une gamme de variations dans ses modalités d’intervention comme dans les variantes de la cure type, on l’oublie trop souvent. C’est vraiment passionnant, parce que dans cette affaire, l’analyste n’a pas toute la part d’action. Moins sans doute quand son art l’abandonne dans l’erreur grossière (ce qui n’est pas si grave à condition qu’il la corrige à ses frais) mais aussi quand bien même il opérerait correctement, quand bien même son interprétation ferait mouche, parce que de toute façon il ne peut en savoir tous les effets, de ne pas pouvoir calculer la jouissance qu’elle ouvre au sujet. Il y a là une rencontre avec un pur hasard, par le biais de cette jouissance qui maintient dans l’analyse la contingence comme essentielle à l’avènement du sujet dans l’insistance du désir. L’analysant y prend largement sa part d’action et de responsabilité dans la conduite de la cure, à ne pas se dérober au déchiffrage de son désir qui ne va pas sans le chiffrage de sa jouissance, en fonction de l’angoisse que cela suscite en lui. Il s’appuie donc pour la poursuivre sur la confiance et sur toute l’atmosphère qu’il y a autour, méfiance comprise en tout cas, tout cela accordé en vrac à l’analyste, et qui ne se justifie pas seulement par illusion du transfert, mais aussi parce que l’analyste ne se montre digne de sa tâche que pour autant qu’il sait maintenir l’analysant en position instituée de sujet supposé savoir la vérité.
En ce point, l’analyste, parce qu’il n’est opérant qu’à intervenir comme tenant-lieu d’objet a, offre le savoir y-faire de son manque à être à la réalisation contingente du désir du sujet. C’est un point d’opacité, de butée de leur ignorance réciproque où ils se reconnaissent comme fils du même discours. Jacques Lacan dit : « dans une fraternité discrète à la mesure de laquelle nous sommes toujours trop inégaux. » Je voulais le répéter ici pour rappeler la place essentielle de l’acte analytique dans la transmission de la psychanalyse, qui a pour corollaire l’émergence d’un nouveau mode de lien social.
Supposer savoir la vérité, ça engage la responsabilité de l’analysant. Ce n’est pas pour dire qu’il a un savoir faire, mais pour dire qu’il ne peut que répondre à côté, et c’est là sa part de risque. Alors bien sûr, cette part de risque, peut quand même se tamponner, puisqu’il ne lui reste plus qu’à mi dire la vérité grâce à quoi il va pouvoir insister à la place d’une parole qu’il n’a pas encore prononcée.
C’est dans cet ordre logique du déroulement de la séance, que successivement, après l’instant de voir les détails insignifiants de son désir, comme des restes repris dans le travail d’élaboration du scénario de la séance, que l’analysant est précipité dans le moment de conclure dans la hâte, par son dire proposé à la lecture de l’analyste, dont l’intervention n’est certainement pas une invitation à renvoyer le temps pour comprendre aux oubliettes de son histoire. Le temps pour comprendre dans l’après coup le sens de son histoire pour l’analysant, peut effectivement durer très longtemps, parce qu’aussi bien c’est le temps pour comprendre que le désir n’est pas toujours si désirable. Ce désir impossible à dire, et qui doit lui être interprété peut mettre le sujet dans des positions qu’il ne peut que chercher à fuir, car le désir, c’est lui le tirant (au sens architectural de ce terme) dont il faudrait pouvoir dire l’insupportable vérité.
Accomplir le temps pour comprendre, c’est advenir là où c’était, dans une passe sans cesse renouvelée. Autrement dit faire la trouvaille d’un style, d’une passion pour la psychanalyse, et s’engager à la suivre non sans quelque « je n’en veux plus rien savoir » de sa trace.
Patrick Valas : « Séance courte » et temps du rêve. Intervention à l’occasion du IXe congrès de l’École Freudienne de Paris (6-9 juillet 1978), sur le thème La transmission. In Lettres de l’École No 25, volume II, p. 45-47. Juin 1979.
* Voir la brochure éditée avant le Congrès : Arguments. la transmission de la psychanalyse, Paris E.F.P., 1978. On trouvera l’argument de l’auteur p. 65-67.
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