Modalités de l’acte analytique dans la cure de sujets souffrant de phénomènes psychosomatiques .
Jean Guir
Dans la direction de la cure, quelquefois si difficile et si périlleuse, d’un sujet présentant un phénomène psychosomatique, j’ai pu dégager trois axes : cerner la jouissance spécifique du sujet, séparer le désir de la jouissance, atteindre pour le sujet le trait unaire et faire émerger le fantasme fondamental.
Jouir comme l’Autre
Lacan s’interroge sur la jouissance spécifique du phénomène psychosomatique. Dans la cure, il s’agit de donner un sens à cette jouissance. L’expérience clinique permet d’en saisir plusieurs aspects.
Cette jouissance peut être rapportée à l’essai de pénétrer dans la jouissance du corps de l’autre (par exemple, pour un asthmatique, l’organe pulmonaire est un poumon artificiel, il est en monitoring sur un autre). L’organe atteint fonctionne comme un organe volé à un autre, et tente de jouir comme s’il appartenait à cet autre. Greffe imaginaire dont l’implantation forcée crée des lésions qui expriment l’impossibilité de pénétrer dans la jouissance du corps de l’autre : voir avec l’œil, respirer avec l’arbre respiratoire, digérer avec le tube digestif d’un autre entraînent une pathologie des organes en question. Le sujet atteint
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d’un trouble psychosomatique fonctionne donc avec un morceau du corps de l’autre.
Une autre métaphore est l’incorporation à la naissance d’une lamelle, d’un organe hérité de l’autre, une matérialisation, en somme, de l’objet a. Cet organe, responsable, selon tel patient, de son trouble psychosomatique, est incarné par l’utérus de la mère, mais après interprétation, il faut annuler cet organe pathogène pour lui substituer un autre héritage, plus conséquent celui-ci, le nom propre donné par le père. Tel patient asthmatique finira également par dire dans la cure « Je me trompe de corps, j’était un corps maternel. » II y avait chez lui équivalence fantasmatique entre l’utérus de sa mère et ses bronches. C’est un peu comme s’il prêtait son organe à l’office de la jouissance sup¬posée de l’Autre.
D’une certaine façon, le phénomène psychosomatique serait un mode de réponse du sujet à la jouissance perverse de l’Autre, Autre incarné par la mère lui ayant donné ses « premiers bains de jouissance spécifique »*, où il est fixé de façon privilégiée. Avec son symptôme, le sujet est en otage de la mère, le sujet essaye de jouir comme l’Autre jouissait. Il s’agit de satisfaire l’Autre. Dès lors, si dans la cure, l’analyste vient à occuper cette place maternelle, le phénomène psychosomatique se renforce… ou se déclare.
Pour illustrer la complexité de la relation à l’Autre maternel, je citerai le rêve d’un patient atteint d’asthme : « Dans le miroir de voyais mon visage ; une femme en corsage fleuri essuyait le miroir de sa main. Elle effaçait le portrait dans le miroir. Elle effaçait ma tête parce que ça ne lui convenait pas. » Le corsage de cette femme le renvoie à sa mère ; souvenir d’enfance : les seins de la mère, la tête à l’allaitement. Ici se dessine le rôle dévastateur et ambigu de la mère. D’un côté, la rupture avec elle équivaut à la mort, donc le sujet ne peut s’en séparer ; de l’autre, la mère peut apparaître comme objet de désir, mieux de jouissance, et cela est interdit, parce que le détenteur légi¬time de la mère apparaît : le père.
1 Expression d’Alain Merlet.
Modalités de l’acte analytique… — 13 Un organe supplémentaire, qui mémorise
Cette jouissance permet aussi au sujet de consister, de se bricoler un corps, à la limite d’exister par la maladie. Ainsi arrive-t-il dans la cure un moment de désêtre particulier où tout arri¬mage du sujet semble se dénouer, moment difficile pour l’analyste et l’analysant, car le danger est que le sujet, confronté à l’horreur du réel, ne s’en approprie un bout et retombe dans un phénomène psychosomatique (situation holophrastique), qui donne le sentiment que l’on a un corps, que l’on existe. Cela est particulièrement accentué lorsque celui-ci s’accompagne de douleur. Le phénomène psychosomatique a un effet de recentrage, un pouvoir endoscopique, comme un miroir interne. Il est en quelque sorte un organe supplémentaire, dont on peut dire qu’il attend d’être significantisé.
A ce propos et d’un point de vue strictement biologique, il est bien difficile de saisir, sauf dans certains cas particulier, le déterminisme de ce trouble dans l’économie homéostatique du corps. L’énigme n’est donc pas seulement psychique mais aussi biologique. Le phénomène psychosomatique procure encore une autre jouissance, celle, paradoxale, de découvrir, par l’analyse la dialectique de la vie et de la mort, de découvrir, surtout, que la mort existe, de prendre une vue plus lucide sur le comique et le tragique de l’essence humaine. Sous cette rubrique, le phénomène psychosomatique est également une approche de la régulation et un essai de maîtrise du temps qui s’écoule, un mémento organique des événements passés, une intégration particulière du temps. Paradoxalement, il mémorise les événements, il est un calque, un point d’ancrage des moments où la jouissance phallique, hors corps, aurait dû s’exercer.
Un substitut de la fonction orgastique
La jouissance impliquée dans le phénomène psychosomatique nous amène à cerner la vie sexuelle du sujet, le problème de la « turgescence », ou, plus précisément, des sensations
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corporelles éprouvées durant l’orgasme. L’accent est plus précisément porté sur les difficultés de mise en acte de l’orgasme.
C’est incidemment qu’une patiente que j’avais débarrassée en un temps record d’un eczéma avait gardé une plaque eczémateuse dans un des conduits auditifs externes. Elle m’apprit que les prémisses de l’orgasme se manifestaient chez elle par un sifflement dans l’oreille. A mon interrogation de savoir à quoi servait cette plaque résiduelle d’eczéma, la patiente me répondit que c’était peut-être un point de repère, un jalon du corps, comme un clignotant qui lui permettait de stopper, voire de retar¬der, mais aussi en quelque sorte de mémoriser, après coup, l’orgasme. Cette observation m’a impressionné. Pour les besoins de la clinique, je précise que, petite, son père médecin l’avait soignée d’une otite grave, action du père tout à fait remarqua¬ble, eu égard à son habituelle absence. L’élément important dans cette observation est l’ambiguïté de l’action du père : médecin allopathe, il avait eu recours sans résistance aux bons soins d’une homéopathe pour guérir cette otite chronique. Mais plus tard, il dénira plus ou moins les mérites de son confrère, s’attribuant à lui-même les effets thérapeutiques. L’entrée de cette patiente dans le processus analytique se fit parallèlement à plusieurs consultations chez une homéopathe, dont je m’empressais de sou¬tenir l’action.
Revenons à la question de l’orgasme. Lacan dans le Séminaire sur « L’angoisse », précise la liaison de l’orgasme « avec quelque chose qui se présente bel et bien comme la première image, l’ébauche de ce qu’on peut appeler coupure, séparation, fléchissement, aphanisis, disparition, à un certain moment, de la fonction de l’organe voué à la détumescence, à la perte […] L’orgasme, de toutes les angoisses est la seule qui, réellement, s’achève ».
Nous pouvons faire un parallèle entre les déboires orgastiques et les phénomènes psychosomatiques. Rappelons que Lacan précise pour le phénomène psychosomatique une induction signifiante ne mettant pas en jeu Y aphanisis du sujet. Et de fait, dans certains cas privilégiés, il existe un parallélisme entre la découverte et le maintien de la fonction orgastique et l’abolition du phénomène psychosomatique.
Modalités de l’acte analytique… — 15 Grignotage de l’imaginaire sur le réel
Toujours dans la même ligne, on peut s’interroger sur la fonction sublimatoire du phénomène psychosomatique. Il y a satisfaction de la pulsion inhibée quand à son but, et ce, sans refoulement.
Cette satisfaction se situerait à la jonction particulière de la bouteille de Klein *, symbolisant l’absence de distinction, pour la pulsion, entre la source et l’objet. Il y a investissement sur l’organe lui-même. Pour le phénomène psychosomatique, à classer dans les phénomènes auto-érotiques, il y a du plaisir (Lust), ce qui le différencie du symptôme, plus à rapprocher du Unlust (déplaisir).
Lacan range en effet le phénomène psychosomatique dans le registre de l’auto-érotisme, donc du narcissisme primaire, rap¬porté à une « jouissance autiste » parodique, sorte d’instrument dans le rapport à l’Autre (organe de fixation). Elle comble le symptôme où peut apparaître l’angoisse de castration dans son rapport à l’Autre. Si l’angoisse est l’effraction du réel dans l’imaginaire, son contraire, le grignotage de l’imaginaire sur le réel, peut symboliser le phénomène psychosomatique, et l’on sait classiquement le rapport d’exclusion entre l’angoisse et le phénomène psychomatique. Ce qui nous intéresse se situe au niveau du vrai trou (nœud borroméen).
Séparer le désir de la jouissance
Qu’en est-il du maniement de l’holophrase dans la cure du sujet ?
L’holophrase est repérée le plus souvent dans un rêve où apparaît la notion de la lésion (le rêve implique la structure du désir du sujet). La découpe de cette holophrase, de structure tri-syllabique en général, introduit pour commencer une équivoque
* Entretien avec Pierre Skriabine.
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allusive et énigmatique triple : sur le plan homophonique, elle introduit une note interrogative, du fait de la diffraction des significations ; équivoque au sens plein du terme sur la grammaire : le mot-phrase donne une phrase équivoque pour les deux protagonistes, et n’est peut-être pas sans lien avec l’ébauche grammaticale d’un fantasme inconscient (S <>a) (émergence de l’objet a) ; équivoque sur le plan logique : j’ai l’habitude de signaler au patient que la découpe de l’holophrase noue, renvoie à un comptable, à quelque chose de l’ordre du nombre, qui nous rapproche du même coup du réel, dont on sait l’affinité avec le phénomène psychosomatique.
D’autre part, cette équivoque produit un essaimage de signifiants maîtres, Si, qui vont immédiatement représenter le sujet pour d’autres signifiants. Nous créons de toutes pièces du plus de jouir avec cette découpe, et nous cernons mieux le refoule¬ment originaire *. Un bénéfice non négligeable de cette opération est l’émergence de souvenirs infantiles, en rapport peut-être avec le stade holophrastique dont parle Jakobson.
La clef de la cure est l’isolement d’un rêve. J’ai l’habitude, dans la cure, d’isoler un rêve clef où apparaît manifestement le phénomène psychosomatique. Je me suis interrogé sur la valeur de l’isolement privilégié d’une telle formation de l’inconscient. C’est un parti pris, mais qui ne se fait pas au nom d’un savoir en tant que tel. Je spécifie au sujet que précisément, le cadre et le contour d’un tel rêve nous aidera à en savoir plus long sur l’imbrication de son phénomène psychosomatique et de l’objet véritable de son désir. J’ai pour souci, pour un tel rêve, d’en analyser tous les matériaux.
D’autres rêves, bien sûr, éclairciront ce rêve inaugural.
Il est frappant de s’apercevoir que d’un tel rêve se dégagera, au fil des séances, une sorte d’épuré, qui peut prendre valeur d’ébauche de fantasme fondamental. Cette pépite isolée devient un terme de référence dans la cure.
En agissant ainsi, on permet au sujet de séparer le désir de la jouissance. Lacan, dans le Séminaire « …ou pire », précise que l’ambigu du corps avec lui-même est justement le fait de jouir. Le sommeil permet de ne plus être dérangé par la jouissance. Il y a suspension du rapport du corps à la jouissance. Le désir fondamental, dans le sommeil, est celui de dormir. Or le rêve, précisément, protège le sommeil. Comme le dit égale¬ment Lacan, le signifiant, lui, continue, pendant ce temps-là, à cavaler…
Les rêves sont d’autant plus importants qu’ils sont recueillis dans les premiers entretiens et, selon le cas, au cours d’une phase aiguë du phénomène psychosomatique.
L’objet inanimé
Je voudrais également parler d’une constante qui, au fil des années, est devenue opérante pour moi. Je me suis aperçu que dans nombre de cures, apparaît incidemment la notion apparemment insignifiante d’un objet inanimé, dont l’importance une fois repérée donnera tout son appui à la cure. Il peut s’agir d’une voiture, d’une batterie de musique, d’un modèle réduit, d’un cadre, d’une boîte, d’un vêtement, d’une enveloppe, etc., un microcosme quelquefois démultiplié qui n’est pas à ranger au compte d’un symptôme obsessionnel. C’est la tentative de met¬tre au point une série, préfigurant la valeur d’un trait unaire, à rattacher à un don du père.
Lacan précise que pour les phénomènes psychosomatiques, il n’y a pas de relation à l’objet. Même si l’objet dont il s’agit dans la théorie lacanienne n’a pas le même statut que celui dont nous parlons, il n’en préfigure pas moins une ébauche, une trace de celui-ci. L’objet inanimé non vivant permet de contourner l’embarras, voire l’horreur de la question du rapport sexuel. Il contourne le statut de la jouissance phallique, d’une jouissance adéquate au rapport sexuel, qui implique la castration. Cet objet inanimé, apparemment évidé de jouissance, n’implique pas la relation sexuelle. Et pourtant, souligne Lacan, comme le pot de l’artisan, cet objet implique un mode de jouir. Autour de lui se construit un scénario fantasmatique qui sous-tend le désir du sujet.
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En voici un exemple. Un patient atteint d’un asthme chronique évoque l’idée d’une chaise. Il pourrait en être le cadre. Le dessus de la chaise est un tissage / tressage / vissage particulier (avec son va-et-vient) qui fait tenir la chaise debout : « Ce va-et-vient qui tresse la chaise, bouche le trou de la mère, c’est une surface qu’il faut remplir. » Cela constitue une surface trop serrée avec la mère, on ne peut s’en éloigner. « Les fibres serrées de la paille de la chaise sont comme des fibres musculaires lisses de l’utérus, identiques à celles des bronches. » « Je veux vérifier que je suis né par cet orifice » […] « Une chaise vide s’effondre, c’est non achevé, on ne peut s’installer dedans. La chaise est percée. Je me trompe de corps, j’étais un corps maternel. »
La notion de chaise prendra toute son importance lors d’une grande crise d’asthme : au cours d’un repas de famille à une épo¬que de l’année qui rappelait le retour, dans son enfance, du père de contrées lointaines, il laissa sa place vide, celle présumée du père, et fit une crise d’asthme. Place qu’autrefois sa mère l’encourageait à occuper lors de l’absence du père. To be or not to be thé father, tel était le dilemme.
L’approche du trait unaire et du fantasme fondamental
II faut bien que l’analyste opère dans le sens suivant pour le patient : Wo Es war soll Ich werden, « Là où était le un, le trait unaire, adviendra le je. » (Lacan)
Le paradoxe et le tragique de cette jouissance corporelle est qu’elle est ressentie par le sujet comme un appel au père (faux trait unaire). Le corps est vécu en pièces détachées. Devant un miroir vide, il y a un essai d’identification au réel. Une recons¬truction « tripale », une stratégie corporelle pour converser avec le père. Tel, par exemple, ce sujet qui présente un psoriasis : « Je communiquais avec mon père de façon épidermique. » Un autre patient me précisera que le réel, ce qui est impossible à imaginer, devient « asthmatique » : bel exemple de symbolisa-tion de l’effraction de l’imaginaire dans le réel. On peut s’interroger sur le sujet qui, en quelque sorte, s’identifie au réel. Peut-être que pour lui, le réel n’a pas la même définition que celle de Lacan. Il exprime tout simplement l’ambiguïté de la notion du réel et de la réalité. Tel autre patient définissait son trouble corporel par cette phrase : « C’est comme un élastique entre l’inconscient et la réalité, à un moment donné, ça pète ! »
L’essai d’identification au père est difficile. Les métaphores employées par les patients lors de l’éclatement du phénomène psychosomatique (choc de l’Autre, brisure du miroir) nous renvoient peut-être au fait que quelque chose qui aurait dû s’investir au niveau de l’image spéculaire revient à la réserve libidinale auto-érotique, égoïste, sorte de régression de jouissance qui va se fondre avec le sadisme originaire dont parle Freud.
Reprenons la métaphore, voire le fantasme, d’un patient atteint d’une maladie de Crohn : 1. Il y a une vitre, derrière celle-ci le père intouchable. Le patient et la mère regardent le père. La mère ne regarde pas l’enfant. 2. Lorsque la vitre devient miroir, l’enfant s’aperçoit qu’il se voit dans le miroir avec la mère qui est derrière lui. Toute la dialectique repose sur le fait que l’enfant puisse voir le père en même temps que sa mère le regarde.
Quand le père disparaît, meurt réellement ou symboliquement, il s’agit de s’identifier à quoi ? A un corps mort, au corps du père magnifié par la mère. Le fantasme qui surgit est celui-ci : réintégrer la mère, « disparaître en mer », mais, plus important, sous le regard de la mère. Se suicider devant ses yeux. Pourquoi ? Pour élaborer une renaissance, ne pas être né dans ces conditions, c’est-à-dire sous les auspices de ses signifiants. Renaître d’une autre façon, une réécriture de l’histoire, en somme.
A travers ce fantasme particulier d’un patient, est sous-tendue, paradoxalement, la vérité de son désir. Il me dira : « Je me suis aperçu que mon père y était pour quelque chose dans ma naissance. » C’est ça, la guérison.
Jean Guir : Modalités de l’acte analytique dans la cure de sujets souffrants de phénomènes psychosomatiques. In Analytica, no 59. Existe-t-il un sujet psychosomatique ? Navarin Éditeur/Diffusion Seuil. Paris, 10-1989.
Jean Guir, Modalités de l’acte analytique dans la cure de sujets souffrant de phénomènes psychosomatiques
vendredi 23 octobre 2015
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