Les sources de ce qu’on appelle, LE SENTIMENT ANTISÉMITE.
L’engagement de l’homme qui parle, dans la chaîne du signifiant avec toutes ses conséquences, avec ce rejaillissement désormais fondamental, ce point élu que j’ai appelé tout à l’heure celui d’un rayonnement ultra-subjectif, cette fondation du désir, pour tout dire, c’est en tant que, non pas que le corps dans son fonctionnement nous permettrait de tout réduire, de tout expliquer dans une réduction du dualisme de l’Umwelt et de l’Innenwelt, c’est qu’il y a toujours dans le corps, et du fait même de cet engagement de la dialectique signifiante, quelque chose de séparé, quelque chose de statufié, quelque chose de, dès lors, inerte, qu’il y a la livre de chair.
Du fait même de cet engagement de la dialectique signifiante, quelque chose de séparé, quelque chose de statufié, quelque chose de, dès lors, inerte, qu’il y a la livre de chair.
On ne peut que s’étonner une fois de plus à ce détour de l’incroyable génie qui a guidé celui que nous appelons Shakespeare, à fixer sur la figure du Marchand de Venise cette thématique de la livre de chair qui nous rappelle cette loi de la dette et du don, ce fait social total, comme s’exprime, s’est exprimé depuis Marcel Mauss. Mais ce n’était pas, certes, une dimension à laisser échapper à l’époque de l’orée du XVIIe siècle, cette loi de la dette ne prend son poids d’aucun élément que nous puissions considérer purement et simplement comme un tiers, au sens d’un tiers extérieur, l’échange des femmes ou des biens, comme le rappelle dans ses Structures élémentaires Lévi-Strauss, ce qui peut être l’enjeu du pacte, ce ne peut être, et ce n’est que cette livre de chair, comme dit le texte du Marchand, « à prélever tout près du cœur ».
Cette livre de chair, comme dit le texte du Marchand de Venise, « à prélever tout près du cœur ».
Assurément, ce n’est pas pour rien qu’après avoir animé une de ses piècesles plus brûlantes de cette thématique, Shakespeare, poussé par une sorte de divination qui n’est rien que le reflet de quelque chose de toujours effleuré et jamais attaqué dans sa profondeur dernière, l’attribue, le situe à ce marchand qui est Shylock, qui est un Juif.
Ce marchand qui est Shylock, qui est un Juif.
C’est que nulle histoire, nulle histoire écrite, nul livre sacré, nulle Bible, pour dire le mot, plus que la Bible hébraïque est faite pour nous faire sentir cette zone sacrée où cette heure de la vérité est évoquée, que nous pouvons traduire en termes religieux par ce côté implacable de la relation à Dieu, cette méchanceté divine par quoi c’est toujours de notre chair que nous devons solder la dette.
Ce côté implacable de la relation à Dieu, cette méchanceté divine par quoi c’est toujours de notre chair que nous devons solder la dette.
Ce domaine que je vous ai à peine effleuré, il faut l’appeler par son nom.
Cette désignation justement en tant qu’elle fait pour nous le prix des différents textes bibliques, elle est essentiellement corrélative de ce sur quoi tant d’analystes ont cru devoir, et quelquefois non sans succès, s’interroger, à savoir les sources de ce qu’on appelle, LE SENTIMENT ANTISÉMITE.
Les sources de ce qu’on appelle, LE SENTIMENT ANTISÉMITE.
C’est précisément dans le sens où cette zone sacrée, et je dirais presque interdite, est là, plus vivante, mieux articulée qu’en tout autre lieu et qu’elle n’est pas seulement articulée, mais après tout, vivante, et toujours portée dans la vie de ce peuple en tant qu’il se présente, en tant qu’il subsiste de lui-même dans la fonction qu’à propos du a j’ai déjà articulée d’un nom, que j’ai appelée celle du reste. — c’est quelque chose qui survit à l’épreuve de la division du champ de l’Autre par la présence du sujet, — quelque chose qui est ce qui, dans tel passage biblique, est formellement métaphorisé dans l’image de la souche, du tronc coupé, d’où le nouveau tronc ressurgit dans cette fonction vivante dans le nom du second fils d’Isaïe, Chear-Yachoub. Un reste reviendra dans ce Shorit que nous retrouvons aussi dans tel passage d’Isaïe.
Le nouveau tronc ressurgit dans cette fonction vivante dans le nom du second fils d’Isaïe, Chear-Yachoub.
Un reste reviendra dans ce Shorit que nous retrouvons aussi dans tel passage d’Isaïe.
La fonction du reste, la fonction irréductible, celle qui survit à toute l’épreuve de la rencontre avec le signifiant pur, c’est là le point où déjà le terme de ma dernière conférence avec les remarques de Jérémie, sur le passage de Jérémie sur la circoncision, c’est là le point où, déjà, je vous ai amenés.
Un reste reviendra dans ce Shorit que nous retrouvons aussi dans tel passage d’Isaïe.
C’est là aussi celui dont je vous ai indiqué quelle est la solution, et je devrais dire l’atténuation chrétienne, à savoir tout le mirage qui, dans la solution chrétienne, peut être dit s’attacher à l’issue masochique, dans sa racine, peut être donné à ce rapport irréductible à l’objet de la coupure.
La solution chrétienne, peut être dit s’attacher à l’issue masochique, dans sa racine.
Pour autant que le chrétien a appris, à travers la dialectique de la rédemption, à s’identifier idéalement à celui qui, un temps, s’est fait identique à cet objet même, au déchet laissé par la vengeance divine, c’est pour autant que cette solution a été vécue, orchestrée, ornée, poétisée, que j’ai pu, pas plus tard qu’il y a 48 heures, faire la rencontre, une fois de plus, combien comique, de l’occidental qui revient d’Orient et qui trouve que, là-bas, ils manquent de cœur. Ce sont des rusés, des hypocrites, des marchandeurs, voire des escrocs.
Ils se livrent, mon Dieu ! à toutes sortes de petites combines.
L’occidental qui revient d’Orient et qui trouve que, là-bas, ils manquent de cœur. Ce sont des rusés, des hypocrites, des marchandeurs, voire des escrocs.
Cet occidental qui me parlait, c’était un homme d’illustration tout à fait moyenne, encore qu’à ses propres yeux il se considérait comme une étoile d’une grandeur un peu supérieure. Il pensait que là-bas, au Japon, s’il avait été bien reçu, mon Dieu ! c’est que dans les familles on tirait avantage de démontrer qu’on avait des relations avec quelqu’un qui avait été presque
un prix Goncourt.
Voilà de ces choses, me dit-il, qui, bien entendu, dans ma— ici je censure le nom de sa province, disons une province qui n’a aucune chance d’être évoquée — disons dans ma Camargue natale ne se passeraientjamais.
Chacun sait qu’ici, nous avons tous le cœur sur la main, nous sommes des gens bien plus francs, jamais de ces obliques manœuvres !
Telle est l’illusion du chrétien qui se croit toujours avoir du cœur plus que les autres et ceci, mon Dieu, pourquoi ?
La chose, sans doute, apparaît plus claire — c’est ce que je crois vous avoir fait apercevoir comme essentiel, c’est le fond du masochisme — cette tentative de provoquer l’angoisse de l’Autre devenue ici l’angoisse de Dieu, est chez le chrétien effectivement une seconde nature, à savoir que cette hypocrisie-là — et chacun sait que dans d’autres positions perverses nous sommes capables dans l’expérience de sentir ce qu’il y a toujours de ludique, d’ambigu — à savoir que cette
hypocrisie-là vaut plus ou vaut moins que ce qu’il ressent plus, lui, comme l’hypocrisie orientale.
L’hypocrisie orientale ?
Il a raison de sentir que ce n’est pas la même, c’est que l’oriental n’est pas christianisé.
Et c’est bien là-dedans que nous allons tenter de nous avancer.
Je ne vais pas faire Keyserling ici, je ne vais pas vous expliquer ce qu’est la psychologie orientale, d’abord parce qu’il n’y a pas de psychologie orientale.
Il n’y a pas de psychologie orientale.
On va, Dieu merci ! maintenant tout droit au Japon par le Pôle Nord.
Ça a un avantage, c’est de nous faire sentir qu’il pourrait très bien être considéré comme une presqu’île, comme une île de l’Europe.
Il l’est en effet, je vous l’assure, et vous verrez, je vous le prédis, apparaître un jour quelque Robert Musil japonais.
C’est lui qui nous montrera où nous en sommes et jusqu’à quel point cette relation du chrétien au cœur est encore vivante, ou si elle est fossilisée.
Jacques Lacan, in L’angoisse, leçon du 8 mai 1963