Jacques Lacan : VIIe Congrès de l’École freudienne de Paris à Rome, le 31 octobre - 3 novembre 1974
Adresse à ceux qui veulent savoir ce que vaut la psychanalyse et qui souhaitent que cette rencontre leur soit « bon heurt » du voyage au bout du possible pour leur rendre la vie un peu plus amie :
Ils peuvent avec ce lien trouver La troisième de Jacques Lacan, si peu étudiée par les psychanalystes, sinon de façon anecdotique tant les préoccupe essentiellement la seule recherche de la petite différence en mal d’auteur qu’ils cherchent à être.
Je promets à ceux qui veulent prendre très peu de leur temps quotidien pour étudier ce texte « c’est rieusement », comme je l’avais promis à quelques uns, qu’ils seront au cœur même de la psychanalyse, passée, présente et à venir.
Quelques uns m’ont déjà confirmé le bien-fondé de cette promesse.
À peine 30 pages, quelques schémas griffonnés au tableau par Lacan.
L’audio de cette intervention en format mp3 de bonne qualité.
A lire, à écouter on saisit ce « parler veut dire » :
Retrouver « dans le parler ce qu’il faut de jouissance pour que l’histoire continue ».
Transcriptions en français, en allemand et en espagnol.
Patrick Valas, le 20 septembre 2015
Transcription patrick valas, annie amsellem, martine richardier, héléna d’élia, danièle bagarry, philippe bagarry, daniel blondet, colette bigio, geneviéve bensoussan-roy, charles et évelyne nawawi, françoise delbos, lucile raynal, sylviane dufour, jacques fressy, jean-guy godin, marie-noëlle guichard, fanny émilie jeandel, gisèle sabatier, danièle sauvage-benhaïm, annie staricky, hervé trolonge, christian valas, vincent valas-valade, patrick et lisette valas, esther valas, simon valas, alain valas**, nicole taubes, huguette cantone-béchade, sylvia minondo, michel durrel, jean-pierre ledru, élise deneuville, georges béguin+, matias pons sansoloni, jean guir, jean valas. On doit la reprise des schémas à christian centner. 2001.
Cliquer sur les images.
Sommaire
— Conférence de presse du Dr Lacan (29 octobre 1974 au Centre culturel français)
— Ouverture du congrès par le Dr Lacan (31 octobre 1974)
— La troisième (1er novembre 1974)
— Clôture du congrès par le Dr Lacan (3 novembre 1974).
Conférence de presse du docteur Jacques Lacan au Centre culturel français, Rome, le 29 octobre 1974
J. LACAN — J’ai pris mes positions dans la psychanalyse, c’était en 1953, très exactement. Il y a eu un premier congrès en octobre, à Rome. Je crois — je ne l’ai pas demandé — j’imagine qu’on a pensé pour moi à quelque chose comme un anniversaire : ce n’est pas peu, vingt et un ans ; c’est les vingt et un ans pendant lesquels j’ai enseigné d’une façon qui a fait tranchant, si l’on peut dire, dans mes positions. J’avais déjà commencé mon enseignement deux ans avant 1953. C’est peut-être donc ce à quoi on a pensé.
D’un autre côté, je n’avais, moi, aucune raison d’y faire objection, d’autant que Rome, malgré tout, c’est un lieu qui conserve une grande portée, et tout spécialement pour la psychanalyse. Si jamais — on ne sait pas, ça peut vous arriver — vous venez entendre le quelque chose que j’ai préparé, parce que j’ai préparé quelque chose pour eux ; ils s’attendaient à ce que je parle ; je n’ai pas voulu qu’on l’annonce, mais j’ai préparé quelque chose ; je l’ai même préparé avec beaucoup de soin, je dois dire, à la vérité ; si jamais donc vous venez, vous entendrez quelque chose qui se rapporte aux rapports de la psychanalyse avec la religion. Ils ne sont pas très amicaux. C’est en somme ou l’un ou l’autre. Si la religion triomphe, comme c’est le plus probable — je parle de la vraie religion, il n’y en a qu’une seule de vraie — si la religion triomphe, ce sera le signe que la psychanalyse a échoué. C’est tout ce qu’il y a de plus normal qu’elle échoue, parce que ce à quoi elle s’emploie, c’est quelque chose de très très difficile. Mais enfin, comme je n’ai pas l’intention de faire une conférence maintenant, je ne peux dire que ça, c’est que la psychanalyse, c’est quelque chose de très difficile.
Vous êtes journaliste de quel journal ?
Mme X. — Agence Centrale de Presse de Paris.
J. Lacan — C’est quelque chose de très difficile, la psychanalyse. D’abord c’est très difficile d’être psychanalyste, parce qu’il faut se mettre dans une position qui est tout à fait intenable. Freud avait déjà dit ça. C’est une position intenable, celle du psychanalyste.
Mme X. — Il y aura combien d’élèves du Dr Lacan à ce Congrès ?
J. LACAN — À ce Congrès ? Mais je n’en sais rien.
Mme X. — De participants ?
J. LACAN — Il y a des participants à ce Congrès qui sont, je suppose, beaucoup plus nombreux que les gens de mon École. Parce qu’il y a une espèce d’effet de curiosité autour de moi. C’est loufoque mais c’est comme ça.
Mme X. — Mais c’est motivé, cette loufoquerie ?
J. LACAN — Motivé par la mienne, probablement. Mais moi, naturellement, je ne suis pas au courant.
Mme X. — Je crois que mon Agence concurrente veut prendre la parole.
M. Y. — (inaudible)
Mme X. — Je demandais simplement au Professeur Lacan pourquoi il disait que le psychanalyste était dans une position intenable ?
J. LACAN — Au moment où j’ai dit ça, j’ai fait remarquer que je n’étais pas le premier à le dire. Il y a quelqu’un à qui quand même on peut faire confiance pour ce qu’il a dit de la position du psychanalyste, très très précisément, c’est Freud. Alors Freud étendait ça ; il a dit qu’il y avait un certain nombre de positions intenables parmi lesquelles il mettait « gouverner » — comme vous le voyez, c’est déjà dire qu’une position intenable, c’est justement ce vers quoi tout le monde se rue, puisque pour gouverner on ne manque jamais de candidats — c’est comme pour la psychanalyse, les candidats ne manquent pas.
Puis Freud ajoutait encore : éduquer. Ça alors les candidats manquent encore moins. C’est une position qui est réputée même être avantageuse ; je veux dire que là aussi non seulement on ne manque pas de candidats mais on ne manque pas de gens qui reçoivent le tampon, c’est-à-dire qui sont autorisés à éduquer. Ça ne veut pas dire qu’ils aient la moindre espèce d’idée de ce que c’est qu’éduquer. Mais enfin ça suggère quand même beaucoup de méditations. Les gens ne s’aperçoivent pas très bien de ce qu’ils veulent faire quand ils éduquent. Mais ils s’efforcent quand même d’en avoir une petite idée. Ils y réfléchissent rarement. Mais enfin le signe qu’il y a quand même quelque chose qui peut, tout au moins de temps en temps, les inquiéter, c’est que parfois ils sont pris d’une chose qui est très particulière, qu’il n’y a que les analystes à connaître vraiment bien, ils sont saisis d’angoisse. Ils sont saisis d’angoisse quand ils y pensent, à ce que c’est qu’éduquer. Mais contre l’angoisse, il y a des tas de remèdes. En particulier il y a un certain nombre de choses qu’on appelle « conceptions de l’homme », de ce que c’est que l’homme. Ça varie beaucoup. Personne ne s’en aperçoit mais ça varie énormément, la conception qu’on peut avoir de l’homme.
Il y a un très bon livre qui est paru, qui a rapport à ça, à l’éducation. C’est un livre qui a été dirigé par Jean Chateau. Jean Chateau était un élève d’Alain. Je vous en parle parce que c’est un livre auquel je me suis intéressé très récemment. Je ne l’ai même pas fini actuellement. C’est un livre absolument sensationnel. Ça commence à Platon et ça continue par un certain nombre de pédagogues. Et on s’aperçoit quand même que le fond, ce que j’appelle le fond de l’éducation, c’est-à-dire une certaine idée de ce qu’il faut pour faire des hommes — comme si c’était l’éducation qui les faisait ; à la vérité il est bien certain que l’homme, ce n’est pas forcé forcé qu’il soit éduqué ; il fait son éducation tout seul ; de toute façon il s’éduque, puisqu’il faut bien qu’il apprenne quelque chose, qu’il en bave un peu — mais enfin les éducateurs, à proprement parler, c’est des gens qui pensent qu’ils peuvent les aider, et que même il y aurait vraiment au moins une espèce de minimum à donner pour que les hommes soient des hommes et que ça passe par l’éducation. En fait ils n’ont pas tort du tout. Il faut en effet qu’il y ait une certaine éducation pour que les hommes parviennent à se supporter entre eux.
Par rapport à ça, il y a l’analyste. Les gens qui gouvernent, les gens qui éduquent ont cette différence considérable par rapport à l’analyste, c’est que ça s’est fait depuis toujours. Et je répète que ça foisonne, je veux dire qu’on ne cesse pas de gouverner et qu’on ne cesse pas d’éduquer. L’analyste, lui, il n’a aucune tradition. C’est un tout nouveau venu. Je veux dire que parmi les positions impossibles, il en a trouvé une nouvelle. Alors ce n’est pas particulièrement commode de soutenir une position dans laquelle, pour la plupart des analystes, on n’a qu’un tout petit siècle derrière soi pour se repérer. C’est quelque chose de vraiment tout à fait nouveau, et ça renforce le caractère impossible de la chose. Je veux dire qu’on a vraiment à la découvrir.
C’est pour ça que c’est chez les analystes, c’est-à-dire là, à partir du premier d’entre eux, que, à cause de leur position qu’ils découvraient et dont ils réalisaient très bien le caractère impossible, ils l’ont fait rejaillir sur la position de gouverner et celle d’éduquer ; comme eux, ils en sont au stade de l’éveil ; ça leur a permis de s’apercevoir qu’en fin de compte les gens qui gouvernent comme les gens qui éduquent n’ont aucune espèce d’idée de ce qu’ils font. Ça ne les empêche pas de le faire, et même de le faire pas trop mal, parce qu’après tout, des gouvernants, il en faut bien, et les gouvernants gouvernent, c’est un fait ; non seulement ils gouvernent mais ça fait plaisir à tout le monde.
Mme X. — On retrouve Platon.
J. LACAN — Oui, on retrouve Platon. Ce n’est pas difficile de retrouver Platon. Platon a dit énormément de banalités, et naturellement on les retrouve.
Mais c’est certain que l’arrivée de l’analyste à sa propre fonction a permis de faire une espèce d’éclairage à jour frisant de ce que sont les autres fonctions. J’ai consacré toute une année, tout un séminaire précisément sur ce point à expliquer le rapport qui jaillit du fait de l’existence de cette fonction tout à fait nouvelle qu’est la fonction analytique, et comment ça éclaire les autres. Alors ça m’a amené, bien sûr, à y montrer des articulations qui ne sont pas communes — parce que si elles étaient communes, ils ne différeraient pas — et à montrer comment ça peut se manipuler, et en quelque sorte d’une façon vraiment très très simple. Il y a quatre petits éléments qui tournent. Et naturellement les quatre petits éléments changent de place, et ça finit par faire des choses très intéressantes.
Il y a une chose dont Freud n’avait pas parlé, parce que c’était une chose tabou pour lui, c’était la position du savant, la position de la science. La science a une chance, c’est une position impossible tout à fait également, seulement elle n’en a pas encore la moindre espèce d’idée. Ils commencent seulement maintenant, les savants, à faire des crises d’angoisse ! Ils commencent à se demander — c’est une crise d’angoisse qui n’a pas plus d’importance que n’importe quelle crise d’angoisse, l’angoisse est une chose tout à fait futile, tout à fait foireuse — mais c’est amusant de voir que les savants, les savants qui travaillent dans des laboratoires tout à fait sérieux, ces derniers temps tout d’un coup on en a vu qui se sont alarmés, qui ont eu « les foies » comme on dit — vous parlez le français ? Vous savez ce que c’est, avoir les foies ? avoir les foies c’est avoir la trouille — qui se sont dit : « mais si toutes ces petites bactéries avec lesquelles nous faisons des choses si merveilleuses, supposez qu’un jour, après que nous en ayons fait vraiment un instrument absolument sublime de destruction de la vie, supposez qu’un type les sorte du laboratoire ? »
D’abord ils n’y sont pas arrivés, ce n’est pas encore fait, mais ils commencent quand même à avoir une petite idée qu’on pourrait faire des bactéries vachement résistantes à tout, et qu’à partir de ce moment-là, on ne pourrait plus les arrêter, et que peut-être ça nettoierait la surface du globe de toutes ces choses merdeuses, en particulier humaines, qui l’habitent. Et alors ils se sont sentis tout d’un coup saisis d’une crise de responsabilité. Ils ont mis ce qu’on appelle l’embargo sur un certain nombre de recherches — peut-être qu’ils ont eu une idée après tout pas si mauvaise de ce qu’ils font, je veux dire que c’est vrai que ça pourrait peut-être être très dangereux ; je n’y crois pas ; l’animalité est increvable ; ce n’est pas les bactéries qui nous débarrasseront de tout ça ! Mais eux qui ont eu une crise d’angoisse, c’est typiquement la crise d’angoisse. Et alors on a jeté une sorte d’interdiction, provisoire tout au moins, on s’est dit qu’il fallait y regarder à deux fois avant de pousser assez loin certains travaux sur les bactéries. Ce serait un soulagement sublime si tout d’un coup on avait affaire à un véritable fléau, un fléau sorti des mains des biologistes, ce serait vraiment un triomphe, ça voudrait dire vraiment que l’humanité serait arrivée à quelque chose, sa propre destruction par exemple, c’est vraiment là le signe de la supériorité d’un être sur tous les autres, non seulement sa propre destruction mais la destruction de tout le monde vivant ! Ce serait vraiment le signe que l’homme est capable de quelque chose. Mais ça fout quand même un peu d’angoisse. Nous n’en sommes pas encore là.
Comme la science n’a aucune espèce d’idée de ce qu’elle fait, sauf à avoir une petite poussée d’angoisse comme ça, elle va quand même continuer un certain temps et, à cause de Freud probablement, personne n’a même songé à dire que c’était tout aussi impossible d’avoir une science, une science qui ait des résultats, que de gouverner, et d’éduquer. Mais si on peut en avoir quand même un petit soupçon, c’est par l’analyse, parce que l’analyse, elle, elle est vraiment là. L’analyse, je ne sais pas si vous êtes au courant, l’analyse s’occupe très spécialement de ce qui ne marche pas ; c’est une fonction encore plus impossible que les autres, mais grâce au fait qu’elle s’occupe de ce qui ne marche pas, elle s’occupe de cette chose qu’il faut bien appeler par son nom, et je dois dire que je suis le seul encore à l’avoir appelée comme ça, et qui s’appelle le réel.
La différence entre ce qui marche et ce qui ne marche pas, c’est que la première chose, c’est le monde, le monde va, il tourne rond, c’est sa fonction de monde ; pour s’apercevoir qu’il n’y a pas de monde, à savoir qu’il y a des choses que seuls les imbéciles croient être dans le monde, il suffit de remarquer qu’il y a des choses qui font que le monde est immonde, si je puis m’exprimer ainsi ; c’est de ça que s’occupent les analystes ; de sorte que, contrairement à ce qu’on croit, ils sont beaucoup plus affrontés au réel même que les savants ; ils ne s’occupent que de ça. Et comme le réel, c’est ce qui ne marche pas, ils sont en plus forcés de le subir, c’est-à-dire forcés tout le temps de tendre le dos. Il faut pour ça qu’ils soient vachement cuirassés contre l’angoisse.
C’est déjà quelque chose qu’au moins ils puissent, de l’angoisse, en parler. J’en ai parlé un peu à un moment. Ça a fait un peu d’effet ; ça a fait un peu tourbillon. Il y a un type qui est venu me voir à la suite de ça, un de mes élèves, quelqu’un qui avait suivi le séminaire sur l’angoisse pendant toute une année, qui est venu, il était absolument enthousiasmé, c’était justement l’année où s’est passée, dans la psychanalyse française (enfin ce qu’on appelle comme ça) la deuxième scission ; il était si enthousiasmé qu’il a pensé qu’il fallait me mettre dans un sac et me noyer ; il m’aimait tellement que c’était la seule conclusion qui lui paraissait possible.
Je l’ai engueulé ; je l’ai même foutu dehors, avec des mots injurieux. Ça ne l’a pas empêché de survivre, et même de se rallier à mon École finalement. Vous voyez comment sont les choses. Les choses sont faites de drôleries. C’est comme ça peut-être ce qu’on peut espérer d’un avenir de la psychanalyse, c’est si elle se voue suffisamment à la drôlerie.
Voilà, je pense que je vous ai répondu un peu.
Mme Y. — Pouvez-vous préciser en quoi l’École freudienne de Paris se distingue des autres écoles ?
J. LACAN — On y est sérieux. C’est la distinction décisive.
Mme Y. — Les autres écoles ne sont pas sérieuses ?
J. LACAN — Absolument pas.
Mme Y. — Vous avez dit tout à l’heure « si la religion triomphe, c’est que la psychanalyse aura échoué ». Est-ce que vous pensez qu’on va maintenant chez un psychanalyste comme on allait avant chez son confesseur ?
J. LACAN — Je sais qu’on devait me poser cette question. Cette histoire de confession est une histoire à dormir debout. Pourquoi croyez-vous qu’on se confesse ?
Mme Y. — Quand on va chez son psychanalyste, on se confesse aussi.
J. LACAN — Mais absolument pas ! Ça n’a rien à faire. C’est l’enfance de l’art de commencer par expliquer aux gens qu’ils ne sont pas là pour se confesser. Ils sont là pour dire, pour dire n’importe quoi.
Mme Y. — Comment expliquez-vous ce triomphe de la religion sur la psychanalyse ?
J. LACAN — Ce n’est pas du tout par l’intermédiaire de la confession.
Mme Y. — Vous avez dit « si la religion triomphe, c’est que la psychanalyse aura échoué ». Comment expliquez-vous le triomphe de la psychanalyse sur la religion ?
J. LACAN — La psychanalyse ne triomphera pas de la religion ; la religion est increvable. La psychanalyse ne triomphera pas, elle survivra ou pas.
Mme Y. — Pourquoi avoir employé cette expression du triomphe de la religion sur la psychanalyse ? Vous êtes persuadé que la religion triomphera ?
J. LACAN — Oui, elle ne triomphera pas seulement sur la psychanalyse, elle triomphera sur beaucoup d’autres choses encore. On ne peut même pas imaginer ce que c’est puissant, la religion. J’ai parlé à l’instant un peu du réel. La religion va avoir là encore beaucoup plus de raisons d’apaiser les cœurs, si l’on peut dire, parce que le réel, pour peu que la science y mette du sien, la science dont je parlais à l’instant, c’est du nouveau, la science, ça va introduire des tas de choses absolument bouleversantes dans la vie de chacun. Et la religion, surtout la vraie, a des ressources qu’on ne peut même pas soupçonner. Il n’y a qu’à voir pour l’instant comme elle grouille ; c’est absolument fabuleux. Ils y ont mis le temps, mais ils ont tout d’un coup compris quelle était leur chance avec la science. La science va introduire de tels bouleversements qu’il va falloir qu’à tous ces bouleversements ils donnent un sens. Et ça, pour le sens, là ils en connaissent un bout. Ils sont capables de donner un sens, on peut dire, vraiment à n’importe quoi, un sens à la vie humaine par exemple. Ils sont formés à ça. Depuis le commencement, tout ce qui est religion, ça consiste à donner un sens aux choses qui étaient autrefois les choses naturelles. Mais ce n’est pas parce que les choses vont devenir moins naturelles, grâce au réel, ce n’est pas pour ça qu’on va cesser de sécréter le sens. Et la religion va donner un sens aux épreuves les plus curieuses, celles dont justement les savants eux-mêmes commencent à avoir un petit bout d’angoisse ; la religion va trouver à ça des sens truculents. Il n’y a qu’à voir comment ça tourne maintenant. Ils se mettent à la page.
Mme Y. — La psychanalyse va devenir une religion ?
J. LACAN — La psychanalyse ? Non, du moins je l’espère. Mais elle deviendra peut-être en effet une religion, qui sait, pourquoi pas ? Mais je ne pense pas que ce soit là mon biais. Je pense que la psychanalyse n’est pas venue à n’importe quel moment historique ; elle est venue corrélativement à un pas capital, à une certaine avancée du discours de la science. L’analyse est venue là — je vais vous dire ce que j’en dis dans mon petit rapport, dans le machin que j’ai cogité pour ce Congrès : la psychanalyse est un symptôme. Seulement il faut comprendre de quoi. Elle est en tout cas nettement, comme l’a dit Freud, (parce qu’il a parlé de « Malaise de la civilisation ») — la psychanalyse fait partie de ce malaise de la civilisation. Alors le plus probable, c’est quand même qu’on n’en restera pas là à s’apercevoir que le symptôme, c’est ce qu’il y a de plus réel. On va nous sécréter du sens à en veux-tu en voilà, et ça nourrira non seulement la vraie religion mais un tas de fausses.
Mme Y. — Qu’est-ce que ça veut dire, la vraie religion ?
J. LACAN — La vraie religion, c’est la romaine. Essayez de mettre toutes les religions dans le même sac et de faire par exemple ce qu’on appelle histoire des religions, c’est vraiment horrible. Il y a une vraie religion, c’est la religion chrétienne. Il s’agit simplement de savoir si cette vérité tiendra le coup, à savoir si elle sera capable de sécréter du sens de façon à ce qu’on en soit vraiment bien noyé. Et c’est certain qu’elle y arrivera parce qu’elle a des ressources. Il y a déjà des tas de trucs qui sont préparés pour ça. Elle interprétera l’Apocalypse de Saint Jean. Il y a déjà pas mal de gens qui s’y sont essayés. Elle trouvera une correspondance de tout avec tout. C’est même sa fonction.
L’analyste, lui, c’est tout à fait autre chose. Il est dans une espèce de moment de mue. Pendant un petit moment, on a pu s’apercevoir de ce que c’était que l’intrusion du réel. L’analyste, lui, en reste là. Il est là comme un symptôme, et il ne peut durer qu’au titre de symptôme. Mais vous verrez qu’on guérira l’humanité de la psychanalyse. À force de le noyer dans le sens, dans le sens religieux bien entendu, on arrivera à refouler ce symptôme. Vous y êtes ? Est-ce qu’une petite lumière s’est produite dans votre jugeote ? Ça ne vous paraît pas une position mesurée que la mienne ?
Mme Y. — J’écoute.
J. LACAN — Vous écoutez —, oui. Mais est-ce que vous y attrapez un petit quelque chose qui ressemble à du réel ?
Mme Y. — (début inaudible) c’est à moi, après, à faire une sorte de synthèse.
J. LACAN — Vous allez faire une synthèse ? Vous en avez de la chance ! En effet, tirez-en ce que vous pourrez.
On a eu un petit instant comme ça un éclair de vérité avec la psychanalyse. Ce n’est pas du tout forcé que ça dure.
M. X. — (parle italien) — traduction : Monsieur a lu vos Écrits en italien, dans la collection qui s’appelle Cosa freudiana.
J. LACAN — Comment, il n’y a pas de collection Cosa freudiana.
L’interprète — Sous le titre Cosa freudiana il y a divers articles.
J. Lacan — C’est sous ce titre qu’on traduit mes Écrits, la Cosa freudiana ? Moi, je croyais que c’était un article tout à fait spécial. « La chose freudienne » en français, c’est le titre d’un de mes écrits.
L’interprète — Alors le petit livre qui contient cinq ou six de vos articles, traduit il y a deux ou trois ans s’appelle la Cosa Freudiana…
M. X. — (en italien) Monsieur est en train de dire que les Écrits sont très obscurs, très difficiles à comprendre et que quelqu’un qui veut comprendre ses propres problèmes en lisant ces textes est dans un profond désarroi et mal à l’aise.
La deuxième impression est celle-ci : vous êtes un des plus célèbres représentants du retour à Freud. Or son avis superficiel de la chose est que ce retour à Freud est un peu problématique. Monsieur dit que votre reprise de Freud, des textes freudiens, rend la lecture de Freud encore plus compliquée.
J. LACAN — C’est peut-être parce que je fais apercevoir ce que Freud lui-même d’ailleurs a mis beaucoup de temps à faire entrer dans la tête de ses contemporains. Il faut dire que quand Freud a sorti La science des rêves, ça ne s’est pas beaucoup vendu, on en a vendu — je ne sais pas, je l’ai su à un moment, je ne voudrais pas dire quelque chose de tout à fait à côté, mais c’est peut-être trois cents exemplaires en quinze ans. Freud a dû se donner beaucoup de mal pour forcer, pour introduire dans la pensée de ses contemporains quelque chose d’aussi spécifié à la fois et d’aussi peu philosophique. Ce n’est pas parce qu’il a emprunté à je ne sais plus qui, à Herbart, le mot Unbewusste, que c’était du tout ce que les philosophes appelaient « inconscient » ; ça n’avait aucun rapport.
C’est même ce que je me suis efforcé de démontrer, c’est comment l’inconscient de Freud se spécifie ; les universitaires étaient peu à peu arrivés à digérer ce que Freud avec beaucoup d’habileté d’ailleurs s’était efforcé de leur rendre comestible, digérable, Freud lui-même a prêté à la chose en voulant convaincre ; le sens du retour à Freud, c’est ça : montrer ce qu’il y a de tranchant dans la position de Freud, dans ce que Freud avait découvert, dans ce que Freud faisait entrer en jeu d’une façon je dirai complètement inattendue, parce que c’était vraiment la première fois qu’on voyait surgir quelque chose qui n’avait strictement rien à faire avec ce que qui que ce soit avait dit avant. L’inconscient de Freud, c’est ça, c’est l’incidence de quelque chose qui est complètement nouveau.
Alors je ne suis pas très étonné puisque vous ne parlez qu’italien, du moins je le suppose, parce que sans ça pourquoi ne me parleriez-vous pas français, si vous lisez mes Écrits traduits en italien, d’abord, je vais vous dire, ils ne sont peut-être pas bien traduits ; je ne peux pas vérifier, je suis hors d’état de vérifier ; le traducteur est souvent venu me demander des conseils pour s’éclairer mais comme il a, lui, ses petites idées, ce que je lui ai répondu ne lui a peut-être pas plus servi pour ça.
Et puis je vais vous dire aussi quelque chose qui est caractéristique de mes Écrits, c’est que mes Écrits, je ne les ai pas écrits pour qu’on les comprenne, je les ai écrits pour qu’on les lise, ce n’est pas du tout pareil. C’est un fait que, contrairement à Freud, il y a quand même pas mal de gens qui les lisent, il y en a certainement plus qu’on n’a lu Freud pendant quinze ans ; à la fin, bien sûr, Freud a eu un énorme succès de librairie. Mais il l’a attendu très longtemps. Moi, je n’ai jamais rien attendu de pareil. Ça a été pour moi une surprise absolument totale quand j’ai su que mes Écrits se vendaient. Je n’ai jamais compris comment ça se fait. Ce que je constate par contre, c’est que même si on ne les comprend pas, ça fait quelque chose aux gens. J’ai souvent observé ça. Ils n’y comprennent rien, c’est tout à fait vrai, pendant un certain temps, mais ça leur fait quelque chose. Et c’est pour ça que je serais porté à croire, contrairement à ce qu’on s’imagine au dehors, on s’imagine que les gens achètent simplement mes Écrits, et puis qu’ils ne les ouvrent pas ; c’est une erreur ; ils les ouvrent, et même ils les travaillent ; et même ils s’esquintent à ça ; parce qu’évidemment quand on commence mes Écrits, ce qu’on peut faire de mieux, en effet, c’est d’essayer de les comprendre ; et comme on ne les comprend pas — je n’ai pas fait exprès qu’on ne les comprenne pas mais enfin ça a été une conséquence des choses, je parlais, je faisais des cours, très suivis et très compréhensibles, mais comme je ne transformais ça en écrit qu’une fois par an, naturellement ça donnait un écrit qui, par rapport à la masse de ce que j’avais dit, était une espèce de concentré tout à fait incroyable, qu’il faut en quelque sorte mettre dans de l’eau comme les fleurs japonaises, pour le voir se déplier. C’est une comparaison qui vaut ce qu’elle vaut.
Ce que je peux vous dire, c’est qu’il est assez habituel, je sais comment les choses se produisent parce que ça m’est déjà arrivé d’écrire, il y a même longtemps, il est assez habituel qu’en dix ans, un de mes écrits devient transparent, mon cher. Même vous, vous comprendriez ! Dans dix ans mes Écrits, même en Italie, même traduits comme ils sont, vous paraîtront de la petite bière, des lieux communs. Parce qu’il y a une chose qui est tout de même assez curieuse, c’est que même des écrits, qui sont des écrits très sérieux, ça devient finalement des lieux communs. Dans très peu de temps, vous verrez, vous rencontrerez du Lacan à tous les coins de rue ! Comme Freud quoi ! Finalement tout le monde s’imagine avoir lu Freud, parce que Freud traîne partout, traîne dans les journaux etc. Ça m’arrivera, à moi aussi, vous verrez, comme ça pourrait arriver à tout le monde si on s’y mettait — si on faisait des choses un peu serrées, bien sûr, serrées autour d’un point tout à fait précis qui est ce que j’appelle le symptôme, à savoir ce qui ne va pas.
Il y a eu un moment dans l’histoire où il y a eu assez de gens désœuvrés pour s’occuper tout spécialement de ce qui ne va pas, et donner là une formule du « ce qui ne va pas » à l’état naissant, si je puis dire. Comme je vous l’ai expliqué tout à l’heure, tout ça se remettra à tourner rond, c’est-à-dire en réalité à être noyé sous les mêmes choses les plus dégueulasses parmi celles que nous avons connues depuis des siècles et qui naturellement se rétabliront. La religion, je vous dis, est faite pour ça, est faite pour guérir les hommes, c’est-à-dire qu’ils ne s’aperçoivent pas de ce qui ne va pas. Il y a eu un petit éclair — entre deux mondes, si je puis dire, entre un monde passé et un monde qui va se réorganiser comme un superbe monde à venir. Je ne pense pas que la psychanalyse détienne quelque clé que ce soit de l’avenir. Mais ç’aura été un moment privilégié pendant lequel on aura eu une assez juste mesure de ce que c’est que ce que j’appelle dans un discours le « parlêtre ». Le parlêtre, c’est une façon d’exprimer l’inconscient. Le fait que l’homme est un animal parlant, ce qui est tout à fait imprévu, ce qui est totalement inexplicable, savoir ce que c’est, avec quoi ça se fabrique, cette activité de la parole, c’est une chose sur laquelle j’essaie de donner quelques lumières dans ce que je vais leur raconter à ce Congrès. C’est très lié à certaines choses que Freud a prises pour être de la sexualité, et en effet ça a un rapport, mais ça s’attache à la sexualité d’une façon très très particulière.
Voilà. Alors vous verrez. Gardez ce petit livre dans votre poche et relisez le dans quatre ou cinq ans, vous verrez que déjà vous vous en pourlécherez les babines !
M. Y. — (en italien) traduction : D’après ce que j’ai compris, dans la théorie lacanienne générale, à la base de l’homme, ce n’est pas la biologie ou la physiologie, c’est le langage. Mais saint Jean l’avait déjà dit : « Au commencement était le Verbe ». Vous n’avez rien ajouté à cela.
J. LACAN — J’y ai ajouté un petit quelque chose. Saint Jean commence son évangile en disant que « Au commencement était le Verbe ». Ça, je suis bien d’accord. Mais avant le commencement, où est-ce qu’il était ? C’est ça qui est vraiment impénétrable. Parce qu’il a dit « Au commencement était le Verbe », ça c’est l’évangile de saint Jean. Seulement il y a un autre truc qui s’appelle la Genèse, qui n’est pas tout à fait sans rapport avec ce machin, là, du Verbe. Naturellement on a rabouté ça en disant que le Verbe, c’était l’affaire de Dieu le Père, et qu’on reconnaissait bien que la Genèse était aussi vraie que l’évangile de saint Jean à ceci, que Dieu, c’est avec le Verbe qu’il créait le monde. C’est un drôle de machin !
Dans l’Écriture juive, l’Écriture Sainte, on voit très bien à quoi ça sert que le Verbe ait été en quelque sorte non pas au commencement mais avant le commencement, c’est que grâce à ça, comme il était avant le commencement, Dieu se croit en droit de faire toutes sortes de semonces aux personnes à qui il a fait un petit cadeau, du genre « petit-petit-petit » comme on donne aux poulets, il a appris à Adam à nommer les choses, il ne lui a pas donné le Verbe, parce que ce serait une trop grosse affaire ; il lui a appris à nommer. Ce n’est pas grand-chose de nommer, surtout qu’en plus tous ces noms sont… (fin de la première bobine)
… c’est-à-dire quelque chose de tout à fait à la mesure humaine. Les êtres humains ne demandent que ça, que les lumières soient tempérées. La Lumière en soi, c’est absolument insupportable. D’ailleurs on n’a jamais parlé de lumière, au siècle des Lumières, on a parlé d’Aufklärung. « Apportez une petite lampe, je vous en prie ». C’est déjà beaucoup. C’est même déjà plus que nous ne pouvons en supporter.
Alors moi, je suis pour saint Jean et son « Au commencement était le Verbe », mais c’est un commencement qui en effet est complètement énigmatique. Ça veut dire ceci : les choses ne commencent, pour cet être charnel, ce personnage répugnant qu’est tout de même ce qu’il faut bien appeler un homme moyen, les choses ne commencent pour lui, je veux dire le drame ne commence que quand il y a le Verbe dans le coup, quand le Verbe, comme dit la religion — la vraie — quand le Verbe s’incarne. C’est quand le Verbe s’incarne que ça commence à aller vachement mal. Il n’est plus du tout heureux, il ne ressemble plus du tout à un petit chien qui remue la queue ni non plus à un brave singe qui se masturbe. Il ne ressemble plus à rien du tout. Il est ravagé par le Verbe.
Alors moi aussi, je pense que c’est le commencement, bien sûr. Vous me direz que je n’ai rien découvert. C’est vrai. Je n’ai jamais rien prétendu découvrir. Tous les trucs que j’ai pris, c’est des trucs que j’ai bricolés par-ci par-là. Et puis surtout, figurez-vous, j’ai une certaine expérience de ce métier sordide qui s’appelle être analyste. Et alors là j’en apprends quand même un bout. Et je dirai que le « Au commencement était le Verbe » prend plus de poids pour moi, parce que je vais vous dire une chose : s’il n’y avait pas le Verbe, qui, il faut bien le dire, les fait jouir, tous ces gens qui viennent me voir, pourquoi est-ce qu’ils reviendraient chez moi, si ce n’était pas pour à chaque fois s’en payer une tranche, de Verbe ? Moi, c’est sous cet angle là que je m’en aperçois. Ça leur fait plaisir, ils jubilent. Je vous dis, sans ça pourquoi est-ce que j’aurais des clients, pourquoi est-ce qu’ils reviendraient aussi régulièrement, pendant des années, vous vous rendez compte ! C’est un peu comme ça. Au commencement en tout cas de l’analyse, c’est certain. Pour l’analyse, c’est vrai, au commencement est le Verbe. S’il n’y avait pas ça, je ne vois pas ce qu’on foutrait là ensemble !
M. X. — (en italien) Est-ce que vraiment la psychanalyse est entrée dans une crise irrémédiable ? Est-ce que les rapports de l’homme ne sont pas devenus tellement problématiques parce que ce réel est tellement envahissant, tellement agressif, tellement obsédant… (suite inaudible)
J. LACAN — Tout ce que nous avons de réel jusqu’à présent, c’est peu de chose auprès de ce… de ce que quand même on ne peut pas imaginer parce que justement le propre du réel, c’est qu’on ne l’imagine pas.
M. Z. — La question portait sur le rôle de la psychanalyse aujourd’hui. Vous disiez tout à l’heure que la psychanalyse établissait le rapport de l’individu avec le réel. La question était que le réel étant devenu si agressif, si « obsessif » comme disait monsieur, ne faudrait-il pas au contraire délivrer l’homme du réel, et par conséquent la psychanalyse n’a plus de raison d’être.
J. LACAN — Si le réel devient suffisamment agressif…
M. X. — Cioé che il reale é diventato cosi distruttivo che l’unica possibilità di salvezza è la sottrazione al reale, perché la psicanalisi a cessato completamente la sua funzione.
INTERPRÈTE — Le seul salut possible face à ce réel qui est devenu tellement destructif…
J. LACAN — Ce serait de repousser complètement le réel ?
INTERPRÈTE — Et Monsieur a parlé de schizophrénie collective. D’où la fin du rôle de la psychanalyse telle qu’elle a été présentée.
J. Lacan — C’est une façon pessimiste de représenter ce que je crois plus simple : le triomphe de la vraie religion. C’est une façon pessimiste. Épingler la vraie religion de schizophrénie collective, c’est un point de vue très spécial, qui est soutenable, j’en conviens. Mais c’est un point de vue très psychiatrique.
INTERPRÈTE — Ce n’est pas le point de vue de votre interpellateur ; il n’a pas parlé de religion.
J. Lacan — Non, il n’a pas parlé de religion mais moi je trouve qu’il conflue de façon étonnante avec ce dont j’étais parti, à savoir que la religion, en fin de compte, pouvait très bien arranger tout ça. Il ne faut pas trop dramatiser, quand même. On doit pouvoir s’habituer au réel, je veux dire au réel, naturellement le seul concevable, le seul à quoi nous ayons accès. Au niveau du symptôme, ce n’est pas encore vraiment le réel, c’est la manifestation du réel à notre niveau d’êtres vivants. Comme êtres vivants, nous sommes rongés, mordus par le symptôme, c’est-à-dire qu’en fin de compte, nous sommes ce que nous sommes, nous sommes malades, c’est tout. L’être parlant est un animal malade. Au commencement était le Verbe, tout ça, ça dit la même chose.
Mais le réel auquel nous pouvons accéder, c’est par une voie tout à fait précise, c’est la voie scientifique, c’est-à-dire les petites équations. Et ce réel là, le réel réel, si je puis dire, le vrai réel, c’est celui justement qui nous manque complètement en ce qui nous concerne, car de ce réel, en ce qui nous concerne, nous en sommes tout à fait séparés, à cause d’une chose tout à fait précise dont je crois quant à moi, encore que je n’aie jamais pu absolument le démontrer, que nous ne viendrons jamais à bout ; nous ne viendrons jamais à bout du rapport entre ces parlêtres que nous sexuons du mâle et ces parlêtres que nous sexuons de la femme. Là, les pédales sont radicalement perdues ; c’est même ce qui spécifie ce qu’on appelle généralement l’être humain ; sur ce point il n’y a aucune chance que ça réussisse jamais, c’est-à-dire que nous ayons la formule, une chose qui s’écrive scientifiquement. D’où le foisonnement des symptômes, parce que tout s’accroche là. C’est en ça que Freud avait raison de parler de ce qu’il appelle la sexualité. Disons que la sexualité, pour le parlêtre, est sans espoir.
Mais le réel auquel nous accédons avec des petites formules, le vrai réel, ça, c’est tout à fait autre chose. Jusqu’à présent, nous n’en avons encore comme résultat que des gadgets, à savoir : on envoie une fusée dans la lune, on a la télévision, etc. Ça nous mange, mais ça nous mange par l’intermédiaire de choses quand même que ça remue en nous. Ce n’est pas pour rien que la télévision est dévoreuse. C’est parce que ça nous intéresse, quand même. Ça nous intéresse par un certain nombre de choses tout à fait élémentaires, qu’on pourrait énumérer, dont on pourrait faire une petite liste très très précise. Mais enfin on se laisse manger. C’est pour ça que je ne suis pas parmi les alarmistes ni parmi les angoissés. Quand on en aura son compte, on arrêtera ça, et on s’occupera des vraies choses, à savoir de ce que j’appelle la religion.
M. A. — (début inaudible) mais il y a quand même peut-être quelque chose, c’est qu’il est difficile d’approcher le réel, le vrai réel et pas seulement le symbole, si ce n’est pas une brisure — c’est-à-dire que le réel est transcendant ; pour arriver à ce quelque chose qui nous transcende… (inaudible) là il y a en effet les gadgets et en effet les gadgets nous mangent.
J. Lacan — Oui, moi je ne suis pas très pessimiste. Il y aura un tamponnement du gadget. Votre extrapolation, je veux dire votre façon de faire converger le réel et le transcendant, je dois dire que ça me paraît un acte de foi, parce qu’à la vérité…
M. A. — Je vous demande qu’est-ce qui n’est pas un acte de foi !
J. LACAN — C’est ça qu’il y a d’horrible, c’est qu’on est toujours dans la foire.
M. A. — J’ai dit foi, je n’ai pas dire foire !
J. LACAN — Moi, c’est ma façon de traduire foi. La foi, c’est la foire. Il y a tellement de fois, vous comprenez, de fois qui se nichent dans les coins, que malgré tout, ça ne se dit bien que sur le forum, c’est-à-dire la foire.
M. A. — Foi, forum, foire, c’est des jeux de mots.
J. LACAN — C’est du jeu de mots, c’est vrai. Mais j’attache énormément d’importance aux jeux de mots, vous le savez. Ça me paraît la clé de la psychanalyse.
M. B. — (en italien).
J. Lacan — Je ne suis pas du tout philosophe.
M. B. — Una nozione ontologica, metafisica del reale…
J. LACAN — Ce n’est pas du tout ontologique.
M. A. — Il a dit : le professeur Lacan emprunte une notion kantienne du réel…
J. Lacan — Mais ce n’est pas du tout kantien. C’est même ce sur quoi j’insiste, s’il y a notion du réel, elle est extrêmement complexe, et elle est, à ce titre, non saisissable, non saisissable d’une façon qui ferait tout. Ça me paraît une notion incroyablement anticipatrice que de penser qu’il y ait un tout du réel ; tant que nous n’aurons pas vérifié, je crois qu’il vaut mieux se garder de dire que le réel soit en quoi que ce soit un tout.
J’ai lu là-dessus des choses récemment — à la vérité il m’est venu dans la main un petit article d’Henri Poincaré sur l’évolution des lois ; vous ne connaissez sûrement pas cet article, il est introuvable, on me l’a apporté, c’est une chose bibliophilique ; c’est à propos du fait que Boutroux s’était posé la question de savoir si on ne pouvait pas penser que les lois par exemple pouvaient aussi avoir une évolution. Poincaré, qui est mathématicien, se hérisse absolument à la pensée qu’il puisse y avoir une évolution des lois, puisque justement ce que le savant cherche, c’est justement une loi en tant que n’évoluant pas.
Je dois dire que là, c’est des choses qui arrivent par accident, il arrive par accident qu’un philosophe soit plus intelligent qu’un mathématicien, c’est très rare, mais là par hasard, Boutroux a soulevé une question qui me paraît tout à fait capitale. Pourquoi en effet est-ce que les lois n’évolueraient pas, étant donné que nous pensons un monde comme étant un monde qui a évolué ? Pourquoi les lois n’évolueraient-elles pas ? Poincaré tient dur comme fer que le propre d’une loi, ça veut dire qu’avec une loi, non seulement on peut savoir quand on est dimanche ce qui arrivera lundi, et mardi, mais qu’en plus ça fonctionne dans les deux sens à savoir qu’on doit savoir, grâce à une loi, ce qui est arrivé samedi et aussi vendredi. Mais on ne voit absolument pas pourquoi le réel n’admettrait pas cette entrée d’une loi qui bouge.
Il est bien certain que là nous perdons complètement les pédales, parce que comme nous sommes situés en un point précis du temps, comment même pouvoir dire quoi que ce soit à propos d’une loi qui n’est plus une loi, en somme, aux dires de Poincaré. Mais pourquoi après tout ne pas aussi penser que sur le réel nous pouvons peut-être un jour en savoir, grâce à des calculs toujours, un tout petit peu plus ? Tout à fait comme pour Auguste Comte, qui disait qu’on ne saurait absolument jamais rien de la chimie des étoiles : chose curieuse, il arrive un truc qui s’appelle le spectroscope, et nous savons très précisément des choses sur la composition chimique des étoiles. Alors il faut se méfier, parce qu’il arrive des trucs, des lieux de passage absolument insensés, qu’on ne pouvait sûrement pas imaginer, et d’aucune façon prévoir, qui peut-être feront que nous aurons un jour une notion de l’évolution des lois. En tout cas je ne vois pas en quoi le réel en est pour ça plus transcendant.
Je crois que c’est une notion très difficile à manier. D’ailleurs on ne l’a jusqu’ici maniée qu’avec une extrême prudence.
M. X. — C’est un problème philosophique.
J. LACAN — C’est un problème philosophique, c’est vrai. Il y a des choses en effet, il y a de petits domaines où la philosophie aurait encore quelque chose à dire. Malheureusement c’est assez curieux que la philosophie donne tellement de signes de vieillissement, je veux dire que, bon, Heidegger a dit deux ou trois choses sensées ; il y a quand même très longtemps que la philosophie n’a absolument rien dit d’intéressant pour tout le monde. D’ailleurs la philosophie ne dit jamais quelque chose d’intéressant pour tout le monde. Quand elle sort quelque chose, la philosophie, elle dit des choses qui intéressent deux ou trois personnes. Et puis après ça, il y a un enseignement philosophique, c’est-à-dire que ça passe à l’Université. Une fois que c’est passé à l’Université, c’est foutu, il n’y a plus la moindre philosophie, même imaginable. Quelqu’un m’a attribué un kantisme tout à l’heure, tout à fait gratuitement. Moi, je n’ai jamais écrit qu’une chose sur Kant, c’est mon petit écrit « Kant avec Sade » ; pour tout dire, je fais de Kant une fleur sadique. Personne n’a d’ailleurs fait la moindre attention à cet article. Il y a un tout petit bonhomme qui l’a commenté quelque part ; je ne sais même pas si c’est paru. Mais jamais personne ne m’a répondu sur cet article. C’est vrai que je suis incompréhensible.
M. A. — (en italien) — Traduction : Mon imputation de kantisme est arbitraire. Comme il a été question du réel comme transcendant, j’ai cité au passage la « chose en soi » mais ce n’est pas une imputation de kantisme.
J. LACAN — Ce à quoi je m’efforce, c’est de dire des choses qui collent à mon expérience d’analyste, c’est-à-dire à quelque chose de court, parce qu’aucune expérience d’analyste ne peut prétendre s’appuyer sur suffisamment de monde pour généraliser. Je tente de déterminer avec quoi un analyste peut se sustenter lui-même, ce que comporte d’appareil — si je puis m’exprimer ainsi — d’appareil mental rigoureux la fonction d’analyste ; quand on est analyste, quelle est la rampe qu’il faut tenir pour ne pas déborder de sa fonction d’analyste. Parce que, quand (26)on est analyste, on est tout le temps tenté de déraper, de glisser, de se laisser glisser dans l’escalier sur le derrière, et c’est quand même très peu digne de la fonction d’analyste. Il faut savoir rester rigoureux parce qu’il ne faut intervenir que d’une façon sobre et de préférence efficace. Pour que l’analyse soit sérieuse et efficace, j’essaie d’en donner les conditions ; ça a l’air de déborder sur des cordes philosophiques, mais ça ne l’est pas le moins du monde.
Je ne fais aucune philosophie, je m’en méfie au contraire comme de la peste. Et quand je parle du réel, qui me paraît une notion tout à fait radicale pour nouer quelque chose dans l’analyse, mais pas toute seule, il y a ce que j’appelle le symbolique et ce que j’appelle l’imaginaire, je tiens à ça comme on tient à trois petites cordes qui sont les seules qui me permettent à moi ma flottaison. Je la propose aux autres aussi, bien sûr, à ceux qui veulent bien me suivre, mais ils peuvent suivre des tas d’autres personnes qui ne manquent pas de leur offrir leur aide. Ce qui m’étonne le plus, c’est d’en avoir encore autant à mes côtés, parce que je ne peux pas dire que j’aie rien fait pour les retenir. Je ne suis pas agrippé à leurs basques. Je ne redoute pas du tout que les gens partent. Au contraire, ça me soulage quand ils s’en vont. Mais enfin ceux qui sont là, je leur suis quand même reconnaissant de me renvoyer quelque chose de temps en temps qui me donne le sentiment que je ne suis pas complètement superflu dans ce que j’enseigne, que je leur enseigne quelque chose qui leur rend service.
Qu’est-ce que vous êtes gentil de m’avoir interrogé si longtemps.
Ouverture du congrès par le Dr Lacan
J. LACAN — Je dis quelques mots d’ouverture parce qu’on me l’a demandé. Je les ferai brefs, j’espère.
On est convenu d’appeler succès le brouhaha, c’est-à-dire ce qui fait foule. On est convenu de ça dans le public. Mais pour nous autres analystes, ce succès-là n’a rien à faire avec ce qui nous intéresse ; et ce succès-là est quelque chose de tout à fait autre que ce qui serait le nôtre, je veux dire celui à quoi nous nous référons quand nous parlons de ce que nous sommes faits pour enregistrer, à savoir l’échec. L’échec, c’est ce que nous opposons au succès. Mais le succès qu’ainsi nous supposons — nous sommes bien forcés de le supposer, puisque ce qui nous caractérise, c’est le plus souvent l’échec, là-dessus, nous en savons un bout — ce succès-là donc, qui est notre pôle supposé en tant que nous partons de l’échec, ce succès-là n’a rien à faire avec aucun succès, succès comme ça : un attroupement.
Le succès, pour nous, ça se limite à ce que j’appellerai le résultat. Je dois dire que là-dessus, des résultats, ceux qui comptent, j’en ai enregistrés, et même tout fraîchement. Il est arrivé qu’on me remette — j’ai reçu, je ne sais pas si l’auteur en est présent, sur l’écriture et la psychanalyse un magnifique travail. C’est d’un auteur qui habite dans le midi de la France. Et à cause de ça, il n’obtient de ce que j’enseigne que des échos. Il ne peut pas être là tout le temps quand je parle. Alors il y a quelque part une toute petite chose à côté de la plaque, ce qui m’assure donc que le reste est bien de son cru ; ce qui est à côté de la plaque, c’est la façon dont un tout petit peu il me cite à côté. Mais ce qu’il a fait, c’est vraiment excellent. Il est, si je puis dire, dans le vent ; le vent dont il s’agit n’a rien à faire avec le fait que vous me fassiez un succès. Il serait convenable, bien sûr, que je vous en remercie, mais après tout, pourquoi est-ce que vous ne vous en remercieriez pas vous-mêmes ? Le rôle du message, c’est d’être reçu sous une forme inversée, et quand on dit à quelqu’un « pauvre chou » c’est toujours soi qu’on plaint. Alors remerciez-vous !
Le vent dont il s’agit, ce vent forcément qui, je dois dire, ne me déplaît pas, c’est celui dont je me trouve pour l’instant, grâce au succès, un peu chargé. Mais, comme je vous l’ai dit, ça donne des résultats, des résultats positifs quand une chose se tient, comme cet écrit que je viens de citer et dont je m’emploierai à ce qu’il se publie quelque part, j’espère dans ma revue. Le vent dont il s’agit, je sais en être responsable. Ce que j’apprécie avant tout dans ceux qui veulent bien gonfler leur voile de ce vent, c’est la façon dont ils l’attrapent, c’est l’authenticité de leur navigation. J’espère, je suis sûr même pour le savoir déjà, que vous en aurez ici des témoignages.
Nous allons commencer aujourd’hui par ce qui en fait l’objet, à savoir ce séminaire sur le réel, dont vous savez je suppose, au moins pour certains, que c’est une des catégories auxquelles je me réfère. Solange Faladé qui est là, qui est une des majeures à savoir prendre ce vent, va présider cette séance et la diriger jusqu’à son terme.
La troisième — Jacques Lacan
J. LACAN. — Je ne parle cet après-midi qu’à cause du fait que j’ai entendu hier et aujourd’hui, ce matin des choses excellentes. Je ne vais pas me mettre à nommer les personnes, parce que ça fait palmarès. J’ai entendu ce matin particulièrement des choses excellentes.
Alors je vous préviens que je lis, vous comprendrez après pourquoi. Je l’explique à l’intérieur.
La Troisième, c’est le titre. La troisième, elle revient, c’est toujours la première, comme dit Gérard de Nerval [2]. Y objecterons-nous que ça fasse disque ? Pourquoi pas, si ça dit ce que.
Encore faut-il, ce dit-ce-que, l’entendre, ce quelque chose que le disque-ours de Rome [3].
Si j’injecte ainsi un bout de plus d’onomatopée dans la langue, ce n’est pas qu’elle ne soit en droit de me retoquer qu’il n’y a pas d’onomatopée qui déjà ne se spécifie de son système phonématique, à la langue. Vous savez que pour le français, Jakobson l’a calibré : c’est grand comme ça. Autrement dit, que c’est d’être du français que le discours de Rome peut s’entendre disqu’ourdrome . Je tempère ça à remarquer qu’ourdrome est un ronron qu’admettraient d’autres lalangues, si j’agrée bien de l’oreille à telle de nos voisines géographiques, et que ça nous sort naturellement du jeu de la matrice, celle de Jakobson, celle que j’en spécifiais à l’instant.
Comme il ne faut pas que je parle trop longtemps, je vous passe un truc. Ça me donne l’occasion simplement, ct’ourdrome, de mettre la voix sous la rubrique des quatre objets dits par moi petit a, c’est-à-dire de la revider de la substance qu’il pourrait y avoir dans le bruit qu’elle fait, c’est-à-dire la remettre au compte de l’opération signifiante, celle que j’ai spécifiée des effets dits de métonymie. De sorte qu’à partir de là, la voix — si je puis dire — la voix est libre, libre d’être autre chose que substance [4].
Voilà. Mais c’est une autre délinéation que j’entends pointer en introduisant ma Troisième. L’onomatopée qui m’est venue d’une façon un peu personnelle me favorise — touchons du bois — me favorise de ce que le ronron, c’est sans aucun doute la jouissance du chat. Que ça passe par son larynx ou ailleurs, moi je n’en sais rien, quand je les caresse, ça a l’air d’être de tout le corps, et c’est ce qui me fait entrer à ce dont je veux partir. Je pars de là, ça ne vous donne pas forcément la règle du jeu, mais ça viendra après.
« Je pense donc se jouit ». Ça rejette le « donc » usité, qui se dit je souis.
Je fais un petit badinage là-dessus. Rejeter, si c’est à entendre comme ce que j’ai dit de la forclusion, que rejeter le je souis ça reparaît dans le réel. Ça pourrait passer pour un défi à mon âge, à mon âge où depuis trois ans, comme on dit ça aux gens à qui on veut l’envoyer dans les dents, depuis trois ans, Socrate était mort ! Mais même si je défuntais, à la suite — ça pourrait bien m’arriver, c’est arrivé à Lévy Strauss [5], comme ça, à la tribune — Descartes n’a jamais entendu à propos de son je souis dire qu’il jouissait de la vie. Ce n’est pas ça du tout. Quel sens ça a, son je souis ? Exactement mon sujet à moi, le "je" de la psychanalyse. Naturellement il ne savait pas, le pauvre, il ne savait pas, ça va de soi, il faut que je lui interprète : c’est un symptôme. Car de quoi est-ce qu’il pense avant de conclure qu’il suit, la musique de l’être, sans doute ? Il pense, il pense du savoir de l’école dont les Jésuites, ses maîtres, lui ont rebattu les oreilles. Il constate que c’est léger. Ce serait meilleur tabac, c’est sûr, s’il se rendait compte que son savoir va bien plus loin qu’il ne croit à la suite de l’école, qu’il y a de l’eau dans le gaz, si je puis dire, et du seul fait qu’il parle, car parler, car parler de la langue, il a un inconscient, et paumé comme tout un chacun qui se respecte ; ce que j’appelle un savoir impossible à rejoindre pour le sujet, alors que lui le sujet, il n’y a qu’un signifiant seulement qui le représente auprès de ce savoir. C’est un représentant, si je puis dire, de commerce, avec ce savoir constitué pour Descartes comme c’est d’usage à son époque, de son insertion dans le discours où il est né c’est-à-dire le discours, le discours que j’appelle du maître, le discours du nobliau. C’est bien pour ça qu’il n’en sort pas avec son « je pense donc je souis ».
C’est quand même mieux que ce que dit Parménide. L’opacité de la conjonction du et de l’ [6], il n’en sort pas, ce pauvre Platon, il n’en sort pas ; parce que s’il n’y avait pas lui, qu’est-ce qu’on saurait de Parménide ? Mais ça n’empêche pas qu’il n’en sort pas, et que s’il ne nous transmettait pas l’hystérie géniale de Socrate, qu’est-ce qu’on en tirerait ? Moi, je me suis échiné pendant ces pseudo-vacances, je me suis échiné sur le Sophiste. Je dois être trop sophiste probablement pour que ça m’intéresse. Il doit y avoir là quelque chose à quoi je suis bouché. J’apprécie pas. Il nous manque des trucs pour apprécier. Enfin il nous manque de savoir ce qu’était le sophiste à cette époque. Il nous manque le poids de la chose.
Revenons au sens du souis. Ce n’est pas simple, ce qui dans la grammaire traditionnelle se met au titre de la conjugaison d’un certain verbe être ; pour le latin, alors là tout le monde s’en aperçoit que fui comme on dit en Italie que fui ne fait pas somme avec sum, comme on dit ici aussi. Sans compter le reste du bric à brac. Bon enfin, je vous en passe, je vous passe tout ce qui est arrivé quand les sauvages, les Gaulois se sont mis à avoir à se tirer d’affaire avec ça. Ils ont fait glisser le est du côté du stat . Ils sont pas les seuls d’ailleurs. En Espagne, je crois que ça a été le même truc. Enfin la linguisterie se tire de tout ça comme elle peut. Je ne m’en vais pas maintenant vous répéter ce qui fait les dimanches de nos études classiques.
Il n’en reste pas moins qu’on peut se demander de quelle chair ces êtres qui sont d’ailleurs des êtres de mythe, enfin ceux dont j’ai mis le nom là : les Undeuxropéens, on les a inventés exprès, c’est des mythèmes ; qu’est-ce qu’ils pouvaient mettre dans la copule [7]… ce qui partout ailleurs que dans nos langues, c’est simplement n’importe quoi qui sert de copule … enfin quelque chose comme la préfiguration du Verbe incarné ? On dira ça, ici.
Ça me fait suer. On a cru me faire plaisir en me faisant venir à Rome, je ne sais pas pourquoi. Il y a trop de locaux [8] pour l’Esprit Saint. Qu’est-ce que l’Être a de suprême si ce n’est par cette copule ?
Enfin je me suis amusé à y interposer ce qu’on appelle des personnes, ça foire à être, enfin j’ai trouvé un machin qui m’a amusé : m’es-tu-me, mais-tu-me, ça permet de s’embrouiller : m’aimes-tu mm ? En réalité, c’est le même truc. C’est l’histoire du message que chacun reçoit sous sa forme inversée. Je dis ça depuis très longtemps et ça a fait rigoler. À la vérité, c’est à Claude Lévi-Strauss que je le dois. Il s’est penché vers une de mes excellentes amies qui est sa femme, qui est Monique pour l’appeler par son nom, et il lui a dit à propos de ce que j’exprimais que c’était ça, que chacun recevait son message sous une forme inversée. Monique me l’a répété. Je ne pouvais pas trouver de formule plus heureuse pour ce que je voulais dire juste à ce moment-là. C’est quand même lui qui me l’a refilé. Vous voyez, je prends mon bien où je le trouve.
Bon alors je passe sur les autres temps, sur l’étayage de l’imparfait. J’étais. Ah ! qu’est-ce que tu étaies ? Et puis le reste. Passons parce qu’il faut que j’avance. Le subjonctif, c’est marrant. Qu’il soit — comme par hasard. Descartes, lui, ne s’y trompe pas : Dieu, c’est le dire. Il voit très bien que dieure [9], c’est ce qui fait être la vérité, ce qui en décide, à sa tête. Il suffit de dieure comme moi. C’est la vérité, pas moyen d’y échapper. Si Dieure me trompe, tant pis, c’est la vérité par le décret du dieure, la vérité en or. Bon passons. Parce que je fais juste à ce moment-là quelques remarques à propos des gens qui ont trimballé la critique de l’autre côté du Rhin pour finir par baiser le cul d’Hitler. Ça me fait grincer des dents.
Alors le symbolique, l’imaginaire et le réel, ça c’est le numéro un.
L’inouï, c’est que ça ait pris du sens, et pris du sens rangé comme ça. Dans les deux cas, c’est à cause de moi, de ce que j’appelle le vent dont je sens que moi je ne peux même plus le prévoir, le vent dont on gonfle ses voiles à notre époque. Car c’est évident, ça n’en manque pas, de sens, au départ. C’est en ça que consiste la pensée, que des mots introduisent dans le corps quelques représentations imbéciles, voilà, vous avez le truc ; vous avez là l’imaginaire, et qui en plus nous rend gorge — ça ne veut pas dire qu’il nous rengorge, non, il nous redégueule quoi ? comme par hasard une vérité, une vérité de plus. C’est un comble. Que le sens se loge en lui nous donne du même coup les deux autres comme sens. L’idéalisme, dont tout le monde a répudié comme ça l’imputation, l’idéalisme est là derrière. Les gens ne demandent que ça, que ça les intéresse, vu que la pensée, c’est bien ce qu’il y a de plus crétinisant à agiter le grelot du sens.
Comment vous sortir de la tête l’emploi philosophique de mes termes, c’est-à-dire l’emploi ordurier ? quand d’autre part il faut bien que ça entre, mais ça vaudrait mieux que ça entre ailleurs. Vous vous imaginez que la pensée, ça se tient dans la cervelle. Je ne vois pas pourquoi je vous en dissuaderais. Moi, je suis sûr — je suis sûr comme ça, c’est mon affaire — que ça se tient dans les peauciers du front, chez l’être parlant exactement comme chez le hérisson. J’adore les hérissons. Quand j’en vois un, je le mets dans ma poche, dans mon mouchoir. Naturellement il pisse. Jusqu’à ce que je l’ai ramené sur ma pelouse, à ma maison de campagne. Et là j’adore voir se produire ce plissement des peauciers du front. À la suite de quoi tout comme nous il se met en boule. Enfin, si vous pouvez penser avec les peauciers du front, vous pouvez aussi penser avec les pieds. Eh bien c’est là que je voudrais que ça entre, puisqu’après tout l’imaginaire, le symbolique et le réel, c’est fait pour que ceux de cet attroupement qui sont ceux qui me suivent, pour que ça les aide à frayer le chemin de l’analyse.
Ces ronds là, ces ronds de ficelle dont je me suis esquinté à vous faire des dessins, ces ronds de ficelle, il ne s’agit pas de les ronronner. Il faudrait que ça vous serve, et que ça vous serve justement à l’erre dont je vous parlais cette année, que ça vous serve à vous apercevoir ce qui — la topologie que ça définit — ce qu’il y a entre, à être non dupes de l’autoroute.
Ces termes ne sont pas tabous. Ce qu’il faudrait, c’est que vous les pigiez. Ils sont là depuis bien avant celle que j’implique de la dire la première, la première fois que j’ai parlé à Rome. Je les ai sortis, ces trois, après les avoir assez bien cogités, je les ai sortis très tôt, bien avant de m’y être mis, à mon premier discours de Rome [10].
Que ce soit ces ronds du nœud borroméen, ce n’est quand même pas une raison non plus pour vous y prendre le pied. Ce n’est pas ça que j’appelle penser avec ses pieds. Il s’agirait que vous y laissiez quelque chose de bien différent d’un membre — je parle des analystes -, il s’agirait que vous y laissiez cet objet insensé que j’ai spécifié du petit a. C’est ça, ce qui s’attrape au coincement du symbolique, de l’imaginaire et du réel comme nœud. C’est à l’attraper juste que vous pouvez répondre à ce qui est votre fonction : l’offrir comme cause, comme cause de son désir à votre analysant. C’est ça qu’il s’agit d’obtenir. Mais si vous vous y prenez la patte, ce n’est pas terrible non plus. L’important, c’est que ça se passe à vos frais.
Pour dire les choses, après cette répudiation du je souis, je m’amuserai à vous dire que ce nœud, il faut l’être. Alors si je rajoute en plus ce que vous savez après ce que j’avais articulé pendant un an des quatre discours sous le titre de L’envers de la psychanalyse, il n’en reste pas moins que de l’être, il faut que vous n’en fassiez que le semblant. Ça, c’est calé. C’est d’autant plus calé qu’il ne suffit pas, qu’il ne suffit pas d’en avoir l’idée pour en faire le semblant. Ne vous imaginez pas que j’en ai eu, moi, l’idée. J’ai écrit objet petit a. C’est tout différent. Ça l’apparente à la logique, c’est-à-dire que ça le rend opérant dans le réel au titre de l’objet dont justement il n’y a pas d’idée, ce qui, il faut bien le dire, était un trou jusqu’à présent dans toute théorie, quelle qu’elle soit, l’objet dont il n’y a pas d’idée. C’est ce qui justifie mes réserves, celles que j’ai faites tout à l’heure à l’endroit du présocratisme de Platon. Ce n’est pas qu’il n’en ait pas eu le sentiment. Le semblant, il y baigne sans le savoir. Ça l’obsède, même s’il ne le sait pas. Ça ne veut rien dire qu’une chose, c’est qu’il le sent, mais qu’il ne sait pas pourquoi c’est comme ça. D’où cet insupport, cet insupportable qu’il propage.
Il n’y a pas un seul discours où le semblant ne mène le jeu. On ne voit pas pourquoi le dernier venu, le discours analytique, y échapperait. Ce n’est quand même pas une raison pour que dans ce discours, sous prétexte qu’il est le dernier venu, vous vous sentiez si mal à l’aise que de faire, selon l’usage dont s’engoncent vos collègues de l’Internationale, un semblant plus semblant que nature, affiché ; vous vous rappelez quand même que le semblant de ce qui parle comme espèce, il est là toujours dans toute espèce de discours qui les occupe ; c’est quand même une seconde nature. Alors, soyez plus détendus, plus naturels quand vous recevez quelqu’un qui vient vous demander une analyse. Ne vous sentez pas si obligés à vous pousser du col. Même comme bouffons, vous êtes justifiés d’être. Vous n’avez qu’à regarder ma Télévision. Je suis un clown. Prenez exemple là-dessus, et ne m’imitez pas ! Le sérieux qui m’anime, c’est la série que vous constituez. Vous ne pouvez à la fois en être et l’être.
Le symbolique, l’imaginaire et le réel, c’est l’énoncé de ce qui opère effectivement dans votre parole quand vous vous situez du discours analytique, quand analyste vous l’êtes. Ils n’émergent, ces termes, vraiment que pour et par ce discours. Je n’ai pas eu à y mettre d’intention, je n’ai eu qu’à suivre, moi aussi. Ça ne veut pas dire que ça n’éclaire pas les autres discours, mais ça ne les invalide pas non plus. Le discours du maître, par exemple, sa fin, c’est que les choses aillent au pas de tout le monde. Bien ça, ce n’est pas du tout la même chose que le réel, parce que le réel justement, c’est ce qui ne va pas, ce qui se met en croix dans ce charroi, bien plus, ce qui ne cesse pas de se répéter pour entraver cette marche. Je l’ai dit d’abord : c’est ce qui revient toujours à la même place. L’accent est à mettre sur "revient". C’est la place qui se découvre, la place du semblant. Il est difficile de l’instituer du seul imaginaire comme d’abord la notion de place semble l’impliquer. Heureusement que nous avons la topologie mathématique pour y prendre un appui et c’est ce que j’essaye de faire.
D’un second temps à le définir, ce réel, c’est de l’impossible d’une modalité logique que j’ai essayé de le pointer. Supposez en effet qu’il n’y ait rien d’impossible dans le réel. Les savants feraient une drôle de gueule, et nous aussi ! Qui est-ce qui a quelque chose à flûter ? Mais qu’est-ce qu’il a fallu parcourir de chemin pour s’apercevoir de ça. Des siècles, on a cru tout possible. Enfin je ne sais pas, il y en a peut-être quelques-uns d’entre vous qui ont lu Leibniz. Il ne s’en tirait que par le "compossible". Dieu avait fait de son mieux, il fallait que les choses soient possibles ensemble. Enfin, ce qu’il y a de combinat et même de combine derrière tout ça, ce n’est pas imaginable. Peut-être l’analyse nous introduira-t-elle à considérer le monde comme ce qu’il est : imaginaire. Ça ne peut se faire qu’à réduire la fonction dite de représentation, à la mettre là où elle est, soit dans le corps. Ça, il y a longtemps qu’on se doute de ça. C’est même en ça que consiste l’idéalisme philosophique. Seulement, l’idéalisme philosophique est arrivé à ça, mais tant qu’il n’y avait pas de science, ça ne pouvait que la boucler, non sans une petite pointe comme ça : en se résignant, ils attendaient les signes, les signes de l’au-delà, du [11] c’est comme ça qu’ils appellent ça. C’est pour ça qu’il y a eu quand même quelques évêques dans l’affaire, l’évêque Berkeley [12] notamment, qui de son temps était imbattable, et que ça arrangeait très bien.
Le réel n’est pas le monde. Il n’y a aucun espoir d’atteindre le réel par la représentation. Je ne vais pas me mettre à arguer ici de la théorie des quanta13 [13] ni de l’onde et du corpuscule. Il vaudrait mieux quand même que vous soyez au courant bien que ça ne vous intéresse pas. Mais vous y mettre, au parfum, faites-le vous-mêmes, il suffit d’ouvrir quelques petits bouquins de science.
Le réel, du même coup, n’est pas universel, ce qui veut dire qu’il n’est tout qu’au sens strict de ce que chacun de ses éléments soit identique à soi-même, mais à ne pouvoir se dire tous]. Il n’y a pas de "tous les éléments", il n’y a que des ensembles à déterminer dans chaque cas. Ce n’est pas la peine d’ajouter : c’est tout ! Ça n’a le sens que de ponctuer ce n’importe quoi, ce signifiant — lettre qui est ce que j’écris S indice 1 — ce signifiant qui ne s’écrit que de le faire sans aucun effet de sens. L’homologue si j’ose dire, de l’objet petit a. Enfin, quand je pense que je me suis amusé pendant un moment à faire un jeu entre ce S1 que j’avais poussé jusqu’à la dignité du signifiant Un, que j’ai joué avec ce Un et le petit a en les nouant par le nombre d’or, ça vaut mille ! Ça vaut mille, je veux dire que ça prend portée de l’écrire. En fait, c’était pour illustrer la vanité de tout coït avec le monde, c’est-à-dire de ce qu’on a appelé jusqu’ici la connaissance. Car il n’y a rien de plus dans le monde qu’un objet petit a, chiure ou regard, voix ou tétine qui refend le sujet et le grime en ce déchet qui lui, au corps, ek-siste. Pour en faire semblant, il faut être doué. C’est particulièrement difficile … c’est plus difficile pour une femme que pour un homme, contrairement à ce qui se dit. Que la femme soit l’objet petit a de l’homme à l’occasion, ça ne veut pas dire du tout qu’elle, elle a du goût à l’être. Mais enfin ça arrive. Ça arrive qu’elle y ressemble naturellement. Il n’y a rien de plus semblable … enfin qui ressemble plus à une chiure de mouche qu’Anna Freud ! Ça doit lui servir !
Soyons sérieux. Revenons à faire ce que j’essaye. Il faut soutenir cette Troisième du réel qu’elle comporte, et c’est pourquoi je vous pose la question dont je vois que les personnes qui ont parlé avec moi, avant moi, se doutent un peu, non seulement se doutent mais même elles l’ont dit — qu’elles l’aient dit signe qu’elles s’en doutent — est-ce que la psychanalyse est un symptôme ?
Vous savez quand je pose les questions, c’est que j’ai la réponse. Mais enfin ça voudrait tout de même mieux que ce soit la bonne réponse. J’appelle symptôme ce qui vient du réel. Ça veut dire que ça se présente comme un petit poisson dont le bec vorace ne se referme qu’à se mettre du sens sous la dent. Alors de deux choses l’une : ou ça le fait proliférer — "Croissez et multipliez-vous !" a dit le Seigneur, ce qui est quand même quelque chose d’un peu fort, qui devrait nous faire tiquer, cet emploi du terme multiplication : lui, le Seigneur, quand même sait ce que c’est qu’une multiplication, ce n’est pas ce foisonnement du petit poisson — ou bien alors, il en crève.
Ce qui vaudrait le mieux, c’est à quoi nous devrions nous efforcer, c’est que le réel du symptôme en crève, et c’est là la question : comment faire ?
À une époque où je me propageais dans des services que je ne nommerai pas — quoique dans mon machin ici j’y fasse allusion, ça passera à l’impression, il faut que je saute un peu -, à une époque où j’essayais de faire comprendre dans des services de médecine ce que c’était que le symptôme, je ne le disais pas tout à fait comme maintenant, mais quand même — c’est peut-être un Nachtrag — quand même je crois que je le savais déjà même si, je n’avais pas encore fait surgir l’imaginaire, le symbolique et le réel. Le sens du symptôme n’est pas celui dont on le nourrit pour sa prolifération ou extinction, le sens du symptôme, c’est le réel, le réel en tant qu’il se met en croix pour empêcher que marchent les choses au sens où elles se rendent compte d’elles-mêmes de façon satisfaisante, satisfaisante au moins pour le maître. Ce qui ne veut pas dire que l’esclave en souffre d’aucune façon, bien loin de là. L’esclave, je vous demande pardon de cette parenthèse, l’esclave, lui, dans l’affaire, il est peinard bien plus qu’on ne croit, c’est lui qui jouit, contrairement à ce que dit Hegel, qui devrait quand même s’en apercevoir, puisque c’est bien pour ça qu’il s’est laissé faire par le maître. Alors Hegel lui promet en plus l’avenir, il est comblé ! Ça aussi, c’est un Nachtrag, un Nachtrag plus sublime que dans mon cas, si je puis dire, parce que ça prouve que l’esclave avait le bonheur d’être déjà chrétien au moment du paganisme. C’est évident, mais enfin c’est quand même curieux, c’est vraiment là, c’est le bénef total ! Tout, tout pour être heureux ! Ça ne se retrouvera jamais. Maintenant qu’il n’y a plus d’esclaves, nous en sommes réduits à relicher tant que nous pouvons les comédies de Plaute et de Térence, tout ça pour nous faire une idée de ce qu’ils étaient bien, les esclaves.
Enfin je m’égare. Ce n’est pas pourtant sans ne pas perdre la corde de ce qui prouve, cet égarement. Le sens du symptôme dépend de l’avenir du réel, donc comme je l’ai dit là à la conférence de presse, de la réussite de la psychanalyse. Ce qu’on lui demande, c’est de nous débarrasser et du réel, et du symptôme. Si elle succède, a du succès dans cette demande, on peut s’attendre — je dis ça comme ça, pardon mais je vois qu’il y a des personnes qui n’étaient pas à cette conférence de presse, c’est pour elles que je le dis — on peut s’attendre à tout, à savoir à un retour de la vraie religion par exemple, qui comme vous le savez n’a pas l’air de dépérir. Elle n’est pas folle, la vraie religion, tous les espoirs, tous les espoirs lui sont bons, si je puis dire ; elle les sanctifie. Alors bien sûr, ça les lui permet. Mais si la psychanalyse donc réussit, elle s’éteindra de n’être qu’un symptôme oublié. Elle ne doit pas s’en épater, c’est le destin de la vérité telle que elle-même le pose au principe. La vérité s’oublie. Donc tout dépend de si le réel insiste. Seulement pour ça, il faut que la psychanalyse échoue. Il faut reconnaître qu’elle en prend la voie et qu’elle a donc encore de bonnes chances de rester un symptôme, de croître et de se multiplier. Psychanalystes pas morts, lettre suit ! Mais quand même méfiez-vous. C’est peut-être mon message sous une forme inversée. Peut-être qu’aussi je me précipite. C’est la fonction de la hâte que j’ai mise en valeur pour vous.
Ce que je vous ai dit peut pourtant avoir été mal entendu, ce que je viens de vous dire, entendu de sorte que ce soit pris au sens de savoir si la psychanalyse est un symptôme social. Il n’y a qu’un seul symptôme social : chaque individu est réellement un prolétaire, c’est-à-dire n’a nul discours de quoi faire lien social, autrement dit semblant. C’est à quoi Marx a paré, a paré d’une façon incroyable. Aussitôt dit, aussitôt fait. Ce qu’il a émis implique qu’il n’y a rien à changer. C’est bien pour ça d’ailleurs que tout continue exactement comme avant.
La psychanalyse socialement a une autre consistance que les autres discours. Elle est un lien à deux. C’est bien en ça qu’elle se trouve à la place du manque de rapport sexuel. Ça ne suffit pas du tout à en faire un symptôme social puisque le rapport sexuel … il manque dans toutes les formes de sociétés. C’est lié à la vérité qui fait structure de tout discours. C’est bien pour ça d’ailleurs qu’il n’y a pas de véritable société fondée sur le discours analytique. Il y a une école, qui justement ne se définit pas d’être une société. Elle se définit de ce que j’y enseigne quelque chose. Si rigolo que ça puisse paraître quand on parle de l’Ecole freudienne, c’est quelque chose dans le genre de ce qui a fait les Stoïciens par exemple, même, les Stoïciens avaient quand même quelque chose comme un pressentiment du lacanisme. C’est eux qui ont inventé la distinction du signans et du signatum. Par contre je leur dois, moi, mon respect pour le suicide. Naturellement, ça ne veut pas dire pour des suicides fondés sur un badinage, mais sur cette forme de suicide qui en somme est l’acte à proprement parler. Il ne faut pas le rater, bien sûr. Sans ça, ce n’est pas, sans ça c’est pas un acte.
Dans tout ça, donc, il n’y a pas de problème de pensée. Un psychanalyste sait que la pensée est aberrante de nature, ce qui ne l’empêche pas d’être responsable d’un discours qui soude l’analysant — à quoi ? Comme quelqu’un l’a très bien dit ce matin, pas à l’analyste ; ce qu’il a dit ce matin, je l’exprime autrement, je suis heureux que ça converge — il soude l’analysant au couple analysant-analyste. C’est exactement le même truc qu’a dit quelqu’un ce matin.
Donc le piquant de tout ça, c’est que ce soit le réel dont dépende l’analyste dans les années qui viennent et pas le contraire. Ce n’est pas du tout de l’analyste que dépend l’avènement du réel. L’analyste, lui, a pour mission de le contrer. Malgré tout, le réel pourrait bien prendre le mors aux dents ; surtout depuis qu’il a l’appui du discours scientifique. C’est même un des exercices de ce qu’on appelle science-fiction, que je dois dire je ne lis jamais, mais souvent dans les analyses on me raconte ce qu’il y a dedans, ce n’est pas imaginable. L’eugénique, l’euthanasie, enfin toutes sortes d’euplaisanteries diverses. Là où ça devient drôle, c’est seulement quand les savants eux-mêmes sont saisis, non pas bien sûr de la science-fiction, mais ils sont saisis d’une angoisse ; ça, c’est quand même instructif. C’est bien le symptôme-type de tout avènement du réel. Et quand les biologistes, pour les nommer, ces savants, s’imposent l’embargo d’un traitement de laboratoire des bactéries sous prétexte que si on en fait de trop dures et de trop fortes, elles pourraient bien glisser sous le pas de la porte et nettoyer, enfin, au moins toute l’expérience sexuée, en nettoyant le parlêtre, ça c’est tout de même quelque chose de très piquant. Cet accès de responsabilité est formidablement comique, toute vie enfin réduite à l’infection qu’elle est réellement, selon toute vraisemblance, ça c’est le comble de l’être-pense ! L’ennui, c’est qu’ils ne s’aperçoivent pas pour autant que la mort se localise du même coup à ce qui dans lalangue, telle que je l’écris, en fait signe. Quoi qu’il en soit, les "eu", un plus haut par moi soulignés au passage, nous mettraient enfin dans l’apathie du bien universel et suppléeraient à l’absence du rapport que j’ai dit impossible à jamais par cette conjonction de Kant avec Sade dont j’ai cru devoir marquer dans un écrit l’avenir qui nous pend au nez — soit le même que celui où l’analyse a en quelque sorte son avenir assuré. "Français, encore un effort pour être républicains". Ce sera à vous de répondre à cette objurgation — parce que … quoi que je ne sache pas toujours si cet article vous a fait ni chaud ni froid. Il y a juste un petit type qui s’est escrimé dessus. Ça n’a pas donné grand chose. Plus je mange mon Dasein, comme j’ai écrit à la fin d’un de mes séminaires, moins j’en sais dans le genre de l’effet qu’il vous fait.
Cette Troisième, je la lis, quand vous pouvez vous souvenir peut-être que la première qui y revient, j’avais cru devoir y mettre ma parlance, puisqu’on l’a imprimée depuis, ce, sous prétexte que vous en aviez tous le texte distribué. Si aujourd’hui je ne fais qu’ourdrome, j’espère que ça ne vous fait pas trop obstacle à entendre ce que je lis. Si elle est de trop, je m’excuse.
La première donc, celle qui revient pour qu’elle ne cesse pas de s’écrire, nécessaire, la première, "Fonction et champ…", j’y ai dit ce qu’il fallait dire. L’interprétation, ai-je émis, n’est pas interprétation de sens, mais jeu sur l’équivoque. Ce pourquoi j’ai mis l’accent sur le signifiant dans la langue. Je l’ai désigné de l’instance de la lettre, ce pour me faire entendre de votre peu de stoïcisme. Il en résulte, ai-je ajouté depuis sans plus d’effet, que c’est lalangue dont s’opère l’interprétation, ce qui n’empêche pas que l’inconscient soit structuré comme un langage, un de ces langages dont justement c’est l’affaire des linguistes de faire croire que lalangue est animée. La grammaire, qu’ils appellent ça généralement, ou quand c’est Hjelmslev, la forme. Ça ne va pas tout seul, même si quelqu’un qui m’en doit le frayage a mis l’accent sur la grammatologie.
Lalangue, c’est ce qui permet que le vœu (souhait), on considère que ce n’est pas par hasard que ce soit aussi le veut de vouloir, troisième personne de l’indicatif, que le non niant et le nom nommant, ce n’est pas non plus par hasard ; ni que d’eux (d’ apostrophe avant ce "eux" qui désigne ceux dont on parle) ce soit fait de la même façon que le chiffre deux, ce n’est pas là pur hasard ni non plus arbitraire, comme dit Saussure. Ce qu’il faut y concevoir, c’est le dépôt, l’alluvion, la pétrification qui s’en marque du maniement par un groupe de son expérience inconsciente. La langue n’est pas à dire vivante parce qu’elle est en usage. C’est bien plutôt la mort du signe qu’elle véhicule. Ce n’est pas parce que l’inconscient est structuré comme un langage que lalangue n’ait pas à jouer contre son jouir, puisqu’elle s’est faite de ce jouir même.
Le sujet supposé savoir qu’est l’analyste dans le transfert ne l’est pas supposé à tort s’il sait en quoi consiste l’inconscient d’être un savoir qui s’articule de lalangue, le corps qui la parle n’y étant noué que par le réel dont il se jouit. Mais le corps est à comprendre au naturel comme dénoué de ce réel qui, pour y ex-sister au titre de faire sa jouissance, ne lui reste pas moins opaque. Il est l’abîme moins remarqué de ce que ce soit lalangue qui, cette jouissance, la civilise si j’ose dire, j’entends par là qu’elle la porte à son effet développé, celui par lequel le corps jouit d’objets dont le premier, celui que j’écris du petit a, est l’objet même, comme je le disais, dont il n’y a pas d’idée — d’idée comme telle, j’entends — sauf à le briser, cet objet, auquel cas ses morceaux sont identifiables corporellement et, comme éclats du corps, identifiés. Et c’est seulement par la psychanalyse, c’est en cela que cet objet fait le noyau élaborable de la jouissance, mais il ne tient qu’à l’existence du nœud, aux trois consistances de tores, de ronds de ficelle qui le constituent [14].
L’étrange est ce lien qui fait qu’une jouissance, quelle qu’elle soit, le suppose, cet objet, et qu’ainsi le plus-de-jouir, puisque c’est ainsi que j’ai cru pouvoir désigner sa place, soit au regard d’aucune jouissance, sa condition.
J’ai fait un petit schéma. Si c’est le cas pour ce qu’il en est de la jouissance du corps en tant qu’elle est jouissance de la vie, la chose la plus étonnante, c’est que cet objet, le petit a, sépare cette jouissance du corps de la jouissance phallique. Pour ça, il faut que vous voyiez comment c’est fait, le nœud borroméen.
Que la jouissance phallique devienne anomalique à la jouissance du corps, c’est quelque chose qui s’est déjà aperçu trente-six fois. Je ne sais pas combien de types ici sont un peu à la page de ces histoires à la mords-moi le doigt qui nous viennent de l’Inde, kundalini [15] qu’ils appellent ça. Il y en a qui désignent par là cette chose à faire grimpette, grimpette tout le long de leur moelle, qu’ils disent, parce que depuis on a fait quelques progrès en anatomie, alors ce que les autres expliquent d’une façon qui concerne l’arête du corps, ils s’imaginent que c’est la moelle et que ça monte dans la cervelle.
L’hors-corps de la jouissance phallique, pour l’entendre — et nous l’avons entendu ce matin, grâce à mon cher Paul Mathis [16] qui est aussi celui à qui je faisais grand compliment de ce que j’ai lu de lui sur l’écriture et la psychanalyse, il nous en a donné ce matin un formidable exemple. Ce n’est pas une lumière, ce Mashimi [17]. Et pour nous dire que c’est Saint Sébastien qui lui a donné l’occasion d’éjaculer pour la première fois, il faut vraiment que ça l’ait épaté, cette éjaculation. Nous voyons ça tous les jours, des types qui vous racontent que leur première masturbation, ils s’en souviendront toujours, que ça crève l’écran. En effet, on comprend bien pourquoi ça crève l’écran, parce que ça ne vient pas du dedans de l’écran. Lui, le corps enfin, s’introduit dans l’économie de la jouissance — ça c’est de là que je suis parti — par l’image du corps. Le rapport de l’homme, de ce qu’on appelle de ce nom, avec son corps, s’il y a quelque chose qui souligne bien qu’il est imaginaire, c’est la portée qu’y prend l’image et au départ, j’ai bien souligné ceci, c’est qu’il fallait pour ça quand même une raison dans le réel, et que la prématuration de Bolk — ce n’est pas de moi, c’est de Bolk [18], moi je n’ai jamais cherché à être original, j’ai cherché à être logicien — c’est qu’il n’y a que la prématuration qui l’explique, cette préférence pour l’image qui vient de ce qu’il anticipe sa maturation corporelle avec tout ce que ça comporte, bien sûr, à savoir qu’il ne peut pas voir un de ses semblables sans penser que ce semblable prend sa place, donc naturellement qu’il le vomit …
Pourquoi est-ce qu’il est comme ça, si inféodé à son image ? Vous savez le mal que je me suis donné dans un temps — parce que naturellement vous ne vous en êtes pas aperçus — le mal que je me suis donné quand même pour expliquer ça. J’ai voulu absolument donner à cette image je ne sais quel prototype chez un certain nombre d’animaux, à savoir le moment où l’image, ça joue un rôle dans le processus germinal. Alors j’ai été chercher le criquet pèlerin, un tas de trucs, l’épinoche, la pigeonne … En réalité, ce n’était pas du tout, ce n’est pas du tout quelque chose comme un prélude, un exercice, c’est des hors-d’œuvre, tout ça. Que l’homme aime tellement à regarder son image, voilà, il n’y a qu’à dire : c’est comme ça. Mais ce qu’il y a de plus épatant, c’est que ça a permis le glissement, n’est-ce pas le glissement du commandement de Dieu. L’homme est quand même plus, plus prochain à lui-même dans son être que dans son image dans le miroir. Alors qu’est-ce que c’est que cette histoire du commandement "Tu aimeras ton prochain comme toi-même" si ça ne se fonde pas sur ce mirage, qui est quand même quelque chose de drôle, mais comme ce mirage justement est ce qui le porte à haïr non pas son prochain mais son semblable, c’est un truc qui porterait un peu à côté si on ne pensait pas que quand même Dieu doit savoir ce qu’il dit, il y a quelque chose qui s’aime mieux encore pour chacun que son image.
Ce qui est frappant, c’est ceci : c’est que s’il y a quelque chose qui nous donne l’idée du se jouir, c’est l’animal. On ne peut en donner aucune preuve, mais enfin ça semble bien être impliqué par ce qu’on appelle le corps animal.
La question devient intéressante à partir du moment, si on l’étend et si, au nom de la vie, on se demande si la plante jouit. C’est quand même quelque chose qui a un sens, parce que c’est quand même là qu’on nous a fait le coup, on nous a fait le coup du lys des champs. Ils ne tissent ni ne filent, a-t-on ajouté. Mais il est sûr que maintenant, nous ne pouvons pas nous contenter de ça, pour la bonne raison que justement, c’est leur cas, de tisser et de filer. Pour nous qui voyons ça au microscope, il n’y a pas d’exemple plus manifeste que c’est du filé. Alors c’est peut-être de ça qu’ils jouissent, de tisser et de filer. Mais ça laisse quand même l’ensemble de la chose tout à fait flottante. La question reste à trancher si vie implique jouissance. Et si la question reste douteuse pour le végétal, ça ne met que plus en valeur qu’elle ne le soit pas pour la parole, que lalangue où la jouissance fait défaut, fait dépôt [19], comme je l’ai dit, non sans la mortifier, n’est-ce pas, non sans qu’elle ne se présente comme du bois mort, témoigne quand même que la vie dont un langage fait rejet, nous donne bien l’idée que c’est quelque chose de l’ordre du végétal.
Il faut regarder ça de près. Enfin il y a un linguiste comme ça qui a beaucoup insisté sur le fait que le phonème, ça ne fait jamais sens. L’embêtant, c’est que le mot, le mot ne fait pas sens non plus, malgré le dictionnaire. Moi, je me fais fort de faire dire dans une phrase à n’importe quel mot n’importe quel sens. Alors, si on fait dire à n’importe quel mot n’importe quel sens, où s’arrêter dans la phrase ? Où trouver, où trouver l’unité élément ?
Puisque nous sommes à Rome, je vais essayer, je vais essayer, de vous donner une idée là de ce que je voudrais dire, de ce que je voudrais dire sur ce qu’il en est de cette unité à chercher du signifiant.
Il y a, vous le savez, les fameuses trois vertus dites justement théologales. Ici on les voit se présenter aux murailles exactement partout sous la forme de femmes plantureuses. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’après ça, à les traiter de symptômes, on ne force pas la note, parce que définir le symptôme comme je l’ai fait, à partir du réel, c’est dire que les femmes l’expriment aussi très très bien le réel, puisque justement j’insiste sur ce que les femmes ne sont pas-toutes. Alors, là-dessus, l’espérance, non, la foi, l’espérance et la charité, si je les signifie de la foire, de laisse-spère-ogne — lasciate ogni speranza — c’est un métamorphème comme un autre, puisque tout à l’heure vous m’avez passé ourdrome, les dénommer de ça et de finir par le ratage type, à savoir l’archiraté, il me semble que c’est une incidence plus effective pour le symptôme, pour le symptôme de ces trois femmes. Ça me paraît plus pertinent que ce qui, au moment où on se met à rationaliser enfin tout, se formule par exemple comme ces trois questions de Kant avec lesquelles j’ai eu à me dépêtrer à la télévision, à savoir : que puis-je savoir, que m’est-il permis d’espérer — c’est vraiment le comble — et que dois-je faire ? C’est quand même très curieux qu’on en soit là. Non pas bien sûr que je considère que la foi, l’espérance et la charité soient les premiers symptômes à mettre sur la sellette. Ce n’est pas des mauvais symptômes, mais enfin ça entretient tout à fait bien la névrose universelle enfin … n’est-ce pas, c’est-à-dire qu’en fin de compte les choses n’aillent pas trop mal, et qu’on soit tous soumis au principe de réalité, c’est-à-dire au fantasme. Mais enfin quand même l’Eglise est là qui veille, et une rationalisation délirante comme celle de Kant, c’est quand même ce qu’elle tamponne.
J’ai pris cet exemple, comme ça, pour ne pas m’empêtrer dans ce que j’avais commencé d’abord par vous donner comme jeu, comme exemple de ce qu’il faut pour traiter un symptôme, n’est-ce pas, quand j’ai dit que l’interprétation, ça doit toujours être, comme on l’a dit, Dieu merci, ici et pas plus tard qu’hier, à savoir Tostain [20] , le ready-made, Marcel Duchamp, qu’au moins vous en entendiez quelque chose, l’essentiel qu’il y a dans le jeu de mots, c’est là que doit viser notre interprétation pour n’être pas celle qui nourrit le symptôme de sens.
Et puis je vais tout vous avouer, je vais tout vous avouer pourquoi pas ? Ce truc-là, ce glissement de la foi, l’espérance et la charité vers la foire — je dis ça parce qu’il y a eu quelqu’un hier soir à la conférence de presse ou avant hier soir à trouver que j’allais un peu fort sur ce sujet de la foi et de la foire ; c’est un de mes rêves à moi, j’ai quand même bien le droit, tout comme Freud, de vous faire part de mes rêves ; contrairement à ceux de Freud, ils ne sont pas inspirés par le désir de dormir, c’est plutôt le désir de réveil, moi, qui m’agite. Mais enfin c’est particulier.
Enfin ce signifiant-unité, c’est capital. C’est capital mais ce qu’il y a de sensible, c’est que sans … ça c’est manifeste, le matérialisme moderne lui-même, on peut être sûr qu’il ne serait pas né, si depuis longtemps ça ne tracassait les hommes, et si dans ce tracas, la seule chose qui se montrait être à leur portée, c’était toujours la lettre, quand Aristote comme n’importe qui, enfin, se met à donner l’idée de l’élément, c’est toujours … il fait une série de lettres , exactement comme nous. Il n’y a ailleurs rien qui donne d’abord l’idée de l’élément, au sens où tout à l’heure je crois que je l’évoquais, du grain de sable — c’est peut-être aussi dans un de ces trucs que j’ai sauté, bon enfin, peu importe — l’idée de l’élément, l’idée dont j’ai dit que ça ne pouvait que se compter, et rien ne nous arrête dans ce genre ; si nombreux que soient les grains de sable — il y a déjà un Archimède qui l’a dit — si nombreux qu’ils soient, on arrivera toujours à les calibrer, mais tout ceci ne nous vient qu’à partir de quelque chose qui n’a pas de meilleur support que la lettre. Mais ça veut dire aussi, parce qu’il n’y a pas de lettre sans de lalangue, c’est même le problème, comment est-ce que lalangue, ça peut se précipiter dans la lettre ? On n’a jamais fait rien de bien sérieux sur l’écriture. Mais ça vaudrait quand même la peine, enfin, parce que c’est là tout à fait un joint.
Donc que le signifiant soit posé par moi comme représentant un sujet auprès d’un autre signifiant, c’est la fonction qui s’avère de ceci — comme quelqu’un aussi l’a remarqué tout à l’heure faisant en quelque sorte frayage à ce que je puis vous dire — c’est la fonction qui ne s’avère qu’au déchiffrage qui est tel … que nécessairement c’est au chiffre qu’on retourne, et que c’est ça le seul exorcisme dont soit capable la psychanalyse ; c’est que le déchiffrage se résume à ce qui fait chiffre, à ce qui fait que le symptôme, c’est quelque chose qui avant tout ne cesse pas de s’écrire du réel, et qu’aller à l’apprivoiser jusqu’au point où le langage en puisse faire équivoque, c’est là par quoi le terrain est gagné qui sépare le symptôme de ce que je vais vous montrer sur mes petits dessins, sans que le symptôme se réduise à la jouissance phallique.
[Il faut que j’en saute un bout comme ça.]
Mon se jouit d’introduction, ce qui pour vous en est le témoin, c’est que votre analysant présumé se confirme d’être tel à ceci qu’il revienne ; parce que, je vous le demande, pourquoi est-ce qu’il reviendrait, vu la tâche où vous le mettez, si ça ne lui faisait pas un plaisir fou ? Outre qu’en plus, souvent, enfin, il en remet, à savoir qu’il faut qu’il fasse encore d’autres tâches pour satisfaire à votre analyse. Il se jouit de quelque chose, et non pas du tout ce je souis, parce que tout indique, tout doit même par vous indiquer que vous ne lui demandez pas du tout simplement de daseiner, d’être là, comme moi je le suis maintenant, mais plutôt et tout à l’opposé de mettre à l’épreuve cette liberté de la fiction de dire n’importe quoi qui en retour va s’avérer être impossible, c’est-à-dire que ce que vous lui demandez, c’est tout à fait de quitter cette position que je viens de qualifier du Dasein et qui est plus simplement celle dont il se contente. Il s’en contente justement de s’en plaindre, à savoir de ne pas être conforme à l’être social, à savoir qu’il y ait quelque chose qui se mette en travers. Et justement, de ce que quelque chose se mette en travers, c’est ça qu’il aperçoit comme symptôme, comme tel symptomatique du réel. Alors en plus il y a l’approche qu’il fait de le penser, mais ça, c’est ce qu’on appelle le bénéfice secondaire, dans toute névrose.
Tout ce que je dis là n’est pas vrai forcément dans l’éternel ; ça m’est d’ailleurs complètement indifférent. C’est que c’est la structure même du discours que vous ne fondez qu’à reformer, voire réformer les autres discours, en tant qu’au vôtre ils ex-sistent. Et c’est dans le vôtre, dans votre discours que le parlêtre épuisera cette insistance qui est la sienne et qui dans les autres, les autres discours reste à court.
Alors où se loge ce ça se jouit dans mes registres catégoriques de l’imaginaire, du symbolique et du réel ?
Voilà, il faut quand même pour que vous pigiez. Pour qu’il y ait nœud borroméen, regardez là ce qui est en haut. Pour qu’il y ait nœud borroméen ce n’est pas nécessaire que mes trois consistances fondamentales soient toutes toriques. Comme c’est peut-être venu à vos oreilles, vous savez qu’une droite peut être censée se mordre la queue à l’infini. Alors du symbolique, de l’imaginaire et du réel, il peut y avoir un des trois, le réel sûrement, qui lui se caractérise justement de ce que j’ai dit : de ne pas faire tout, c’est-à-dire de ne pas se boucler.
Supposez même que ce soit la même chose pour le symbolique. Il suffit que l’imaginaire, à savoir un de mes trois tores, se manifeste bien comme l’endroit où assurément on tourne en rond, pour qu’avec deux droites ça fasse nœud borroméen. Ce que vous voyez là en haut, ce n’est pas par hasard, peut-être, que ça se présente comme l’entrecroisement de deux de l’écriture grecque. C’est peut-être bien aussi quelque chose qui est tout à fait digne d’entrer dans le cas du nœud borroméen. Faites sauter aussi bien la continuité de la droite que la continuité du rond, ce qu’il y a de reste, que ce soient une droite et un rond ou que ce soient deux droites, est tout à fait libre, ce qui est bien la définition du nœud borroméen.
En vous disant tout ça, j’ai le sentiment — je l’ai même noté dans mon texte — que le langage, c’est vraiment ce qui ne peut avancer qu’à se tordre et à s’enrouler, à se contourner d’une façon dont après tout je ne peux pas dire que je ne donne pas ici l’exemple. Il ne faut pas croire qu’à relever le gant pour lui, à marquer dans tout ce qui nous concerne à quel point nous en dépendons, il ne faut pas croire que je fasse ça tellement de gaieté de cœur. J’aimerais mieux que ce soit moins tortueux.
Ce qui me paraît comique, c’est simplement qu’on ne s’aperçoive pas qu’il n’y a aucun autre moyen de penser et que des psychologues à la recherche de la pensée qui ne serait pas parlée, impliquent en quelque sorte que la pensée pure, si j’ose dire, ce serait mieux. Dans ce que tout à l’heure j’ai avancé de cartésien, le je pense donc je suis, nommément, il y a une erreur profonde, c’est que ce qui l’inquiète, c’est quand elle imagine que la pensée fait étendue, si on peut dire. Mais c’est bien ce qui démontre qu’il n’y a d’autre pensée, si je puis dire, pure, pensée non soumise aux contorsions du langage, que justement la pensée de l’étendue. Et alors ce à quoi je voulais vous introduire aujourd’hui, et je ne fais en fin de compte après deux heures que d’y échouer, que de ramper, c’est ceci : c’est que l’étendue que nous supposons être l’espace, l’espace qui nous est commun, à savoir les trois dimensions, pourquoi diable est-ce que ça n’a jamais été abordé par la voie du nœud ?
Je fais une petite sortie, une évocation citatoire du vieux Rimbaud et de son effet de bateau ivre, si je puis dire :
« Je ne me sentis plus tiré par les haleurs » [21] .
Il n’y a aucun besoin de rimbateau, ni de poâte ni d’Ethiopoâte, aucun besoin de ça, pour se poser la question de savoir pourquoi des gens qui incontestablement taillaient des pierres — et ça, c’est la géométrie, la géométrie d’Euclide — pourquoi ces gens qui quand même ces pierres avaient ensuite à les hisser au haut des pyramides, et ils ne le faisaient pas avec des chevaux ; chacun sait que les chevaux ne tiraient pas grand chose tant qu’on n’avait pas inventé le collier, comment est-ce que ces gens qui donc tiraient eux-mêmes tous ces trucs, ce n’est pas d’abord la corde et du même coup le nœud qui est venu au premier plan de leur géométrie ? Comment est-ce qu’ils n’ont pas vu l’usage du nœud et de la corde, cette chose dans laquelle les mathématiques les plus modernes elles-mêmes, c’est le cas de le dire, perdent la corde, car on ne sait pas comment formaliser ce qu’il en est du nœud ; il y a un tas de cas où on perd les pédales ; ce n’est pas le cas du nœud borroméen ; le mathématicien s’est aperçu que le nœud borroméen, c’était simplement une tresse, et le type de tresse du genre le plus simple.
Il est évident que par contre ce nœud, là, je vous l’ai mis en haut (fig. 3) d’une façon d’autant plus saisissante que c’est elle qui nous permet de ne pas faire dépendre toutes les choses de la consistance torique de quoi que ce soit mais seulement au moins d’une ; et cette au moins une, c’est elle qui, si vous le rapetissez indéfiniment, peut vous donner l’idée sensible du point, sensible en ceci que si nous ne supposons pas le nœud se manifester du fait que le tore imaginaire que j’ai posé là se rapetisse, se rapetasse à l’infini, nous n’avons aucune espèce d’idée du point, parce que les deux droites telles que je viens de vous les inscrire, les droites que j’affecte des termes du symbolique et du réel, elles glissent l’une sur l’autre, si je puis dire, à perte de vue. Pourquoi est-ce que deux droites sur une surface, sur un plan, se croiseraient, s’intercepteraient ? On se le demande. Où est-ce qu’on a jamais vu quoi que ce soit qui y ressemble ? Sauf à manier la scie, bien sûr, et à imaginer que ce qui fait arête dans un volume, ça suffit à dessiner une ligne, comment est-ce qu’en dehors de ce phénomène du sciage, on peut imaginer que la rencontre de deux droites, c’est ce qui fait un point ? Il me semble qu’il en faut au moins trois.
Ceci bien sûr nous emmène un tout petit peu plus loin. Vous lirez ce texte qui vaut ce qu’il vaut, mais qui est au moins amusant.
Il faut quand même que je vous montre. Ceci bien sûr (fig. 4) vous désigne la façon dont en fin de compte le nœud borroméen rejoint bien ces fameuses trois dimensions que nous imputons à l’espace, sans d’ailleurs nous priver d’en imaginer tant que nous voulons, et voir comment ça se produit. Ça se produit, un nœud borroméen, quand justement nous le mettons dans cet espace. Vous voyez là une figure à gauche, et c’est évidemment en faisant glisser d’une certaine façon ces trois rectangles qui font déjà parfaitement nœud à soi tout seul, c’est en les faisant glisser que vous obtenez la figure d’où part tout ce qu’il en est de ce que je vous ai montré tout à l’heure, de ce qui constitue un nœud borroméen, tel qu’on se croit obligé de le dessiner.
Alors tâchons quand même de voir de quoi il s’agit, à savoir que dans ce réel se produisent des corps organisés et qui se maintiennent dans leur forme ; c’est ce qui explique que des corps imaginent l’univers. Ce n’est pourtant pas surprenant que hors du parlêtre, nous n’ayons aucune preuve que les animaux pensent au-delà de quelques formes à quoi nous les supposons être sensibles de ce qu’ils y répondent de façon privilégiée. Mais voilà est-ce que nous ne voyons pas et ce que les éthologistes, chose très curieuse, mettent entre parenthèses — vous savez ce que c’est que les éthologistes, c’est les gens qui étudient les mœurs et coutumes des animaux — ; ce n’est pas une raison pour que nous imaginions nous-mêmes que le monde est monde pour tous animaux, le même, si je puis dire, alors que nous avons tant de preuves que même si l’unité de notre corps nous force à le penser comme univers, ce n’est évidemment pas monde qu’il est, c’est immonde.
C’est quand même du malaise que quelque part Freud note, du malaise dans la civilisation, que procède toute notre expérience. Ce qu’il y a de frappant c’est que le corps [ … ], à ce malaise, il contribue d’une façon dont nous savons très bien animer — animer si je puis dire — animer les animaux de notre peur. De quoi nous avons peur ? Ça ne veut pas simplement dire : à partir de quoi avons-nous peur ? De quoi avons-nous peur ? De notre corps. C’est ce que manifeste ce phénomène curieux sur quoi j’ai fait un séminaire toute une année et que j’ai dénommé de l’angoisse. L’angoisse, c’est justement quelque chose qui se situe ailleurs dans notre corps, c’est le sentiment qui surgit de ce soupçon qui nous vient de nous réduire à notre corps. Comme quand même c’est très curieux que cette débilité du parlêtre ait réussi à aller jusque-là, enfin, n’est-ce pas … c’est qu’on s’est aperçu que l’angoisse, ce n’est pas la peur de quoi que ce soit dont le corps puisse se motiver. C’est une peur de la peur, et qui se situe si bien par rapport à ce que je voudrais aujourd’hui pouvoir quand même vous dire — puisqu’il y a 66 pages que j’ai eu la connerie de pondre pour vous, naturellement je ne vais pas me mettre à parler comme ça encore indéfiniment — que je voudrais bien vous montrer au moins ceci … dans ce que j’ai imaginé pour vous à identifier chacune de ces consistances comme étant celles de l’imaginaire, du symbolique et du réel, ce qui fait lieu et place pour la jouissance phallique, est ce champ qui, de la mise à plat du nœud borroméen, se spécifie de l’intersection que vous voyez ici (fig. 6).
Cette intersection elle-même, telles que les choses se figurent du dessin, comporte deux parties, puisqu’il y a une intervention du troisième champ, qui donne ce point, dont le coincement, dont le coincement central définit l’objet petit a. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, c’est sur cette place du plus-de-jouir que se branche toute jouissance ; et donc ce qui … ce qui est externe dans chacune de ces intersections, ce qui est externe à un de ces champs, en d’autres termes ici la jouissance phallique, ce que j’ai là écrit du J(), c’est ça qui en définit ce que j’ai qualifié tout à l’heure comme son caractère de l’hors-corps.
De même le rapport est le même de ce qui est le cercle de gauche où se gîte le réel, par rapport au sens. C’est bien, c’est là que j’insiste, que j’ai insisté notamment lors de la conférence de presse, c’est qu’à nourrir le symptôme, le réel, de sens, on ne fait que lui donner continuité de subsistance. C’est en tant au contraire que quelque chose dans le symbolique, se resserre de ce que l’ai appelé le jeu de mots, l’équivoque, lequel comporte l’abolition du sens, que tout ce qui concerne la jouissance, et notamment la jouissance phallique peut également se resserrer, car ceci ne va pas sans que vous vous aperceviez de la place dans ces différents champs du symptôme.
La voici telle qu’elle se présente dans la mise à plat du nœud borroméen :
(cliquer pour agrandir)
Le symptôme est irruption de cette anomalie en quoi consiste la jouissance phallique, pour autant que s’y étale, que s’y épanouit ce manque fondamental que je qualifie du non-rapport sexuel. C’est en tant que, dans l’interprétation, c’est uniquement sur le signifiant que porte l’intervention analytique que quelque chose peut reculer du champ du symptôme. C’est ici dans le symbolique, le symbolique en tant que c’est la langue, c’est lalangue qui le supporte, que le savoir inscrit de lalangue qui constitue à proprement parler l’inconscient s’élabore, qu’il gagne sur le symptôme, ceci n’empêchant pas que le cercle marqué là du S ne corresponde à quelque chose qui, de ce savoir, ne sera jamais réduit, c’est à savoir l’Urverdrängt de Freud, ce qui de l’inconscient ne sera jamais interprété.
En quoi est-ce que j’ai écrit au niveau du cercle du réel le mot "vie" ? C’est qu’incontestablement de la vie, après ce terme vague qui consiste à énoncer le jouir de la vie, la vie nous ne savons rien d’autre et tout ce à quoi nous induit la science, c’est de voir qu’il n’y a rien de plus réel, ce qui veut dire rien de plus impossible, que d’imaginer comment a pu faire son départ cette construction chimique qui, d’éléments répartis dans quoi que ce soit et de quelque façon que nous voulions le qualifier par les lois de la science, se serait mis tout d’un coup à construire une molécule d’ADN, c’est-à-dire quelque chose dont je vous fais remarquer que très curieusement, c’est bien là qu’on voit déjà la première image d’un nœud, et que s’il y a quelque chose qui devrait nous frapper, c’est qu’on ait mis si tard à s’apercevoir que quelque chose dans le réel — et pas rien, la vie même — se structure d’un nœud. Comment ne pas s’étonner qu’après ça, nous ne trouvions justement nulle part, nulle part ni dans l’anatomie, ni dans les plantes grimpantes qui sembleraient expressément faites pour ça, aucune image de nœud naturel ? Je vais vous suggérer quelque chose : ne serait-ce pas là le signe d’un autre type de refoulement, d’Urverdrängt ? Enfin quand même ne nous mettons pas trop à rêver, nous avons avec nos traces assez à faire.
Que la représentation, jusques et y compris le préconscient de Freud, soit justement se qui fait que J(A) que j’ai écrit et qui veut dire la jouissance de l’Autre en tant que parasexuée, jouissance pour l’homme de la supposée femme, et inversement pour la femme que nous n’avons pas à supposer puisque La femme n’existe pas, mais pour une femme par contre jouissance de l’homme qui, lui, est tout, hélas, il est même toute jouissance phallique ; cette jouissance de l’Autre, parasexuée, qui n’existe pas, ne pourrait, ne saurait même exister que par l’intermédiaire de la parole, de la parole d’amour notamment qui est bien la chose, je dois dire, la plus paradoxale et la plus étonnante et dont il est évidemment tout à fait sensible et compréhensible que Dieu nous conseille de n’aimer que son prochain et non pas du tout de se limiter à sa prochaine, car si on allait à sa prochaine on irait tout simplement à l’échec, c’est le principe même de ce que j’ai appelé tout à l’heure l’archiraté chrétienne. Cette jouissance de l’Autre, cette jouissance de l’Autre, c’est là que se produit, c’est là que se produit ce qui montre qu’autant la jouissance phallique est hors corps, autant la jouissance de l’Autre est hors langage, hors symbolique, car c’est à partir de là, à savoir à partir du moment où l’on saisit ce qu’il y a — comment dire — de plus vivant ou de plus mort dans le langage, à savoir la lettre, c’est uniquement à partir de là que nous avons accès au réel.
Cette jouissance de l’Autre, cette jouissance de l’Autre dont chacun sait à quel point c’est impossible, et contrairement même au mythe enfin qu’évoque Freud, à savoir que l’Eros, ce serait de faire un, mais justement c’est de ça qu’on crève, c’est qu’en aucun cas deux corps ne peuvent en faire qu’un, de si près qu’on le serre ; je n’ai pas été jusqu’à le mettre dans mon texte, mais tout ce qu’on peut faire de mieux dans ces fameuses étreintes, c’est de dire "serre-moi fort " mais on ne serre pas si fort que l’autre finisse par en crever ! Quand même, de sorte qu’il n’y a aucune espèce de réduction à l’un. C’est la plus formidable blague. S’il y a quelque chose qui fait l’un, c’est quand même bien le sens, le sens de l’élément, le sens de ce qui relève de la mort.
Je dis tout ça parce qu’on fait sans doute beaucoup de confusion, à cause d’une certaine aura de ce que, de ce que je raconte, on fait sans doute beaucoup de confusion sur le sujet … que le langage ; je ne trouve pas du tout que ce soit la panacée universelle ; ce n’est pas parce que l’inconscient est structuré comme un langage, c’est-à-dire que c’est ce qu’il a de mieux, n’est-ce pas que l’inconscient ne dépend pas étroitement de lalangue, c’est-à-dire de ce qui fait que toute la langue, toute lalangue est une langue morte, même si elle est encore en usage. Ce n’est qu’à partir du moment où quelque chose s’en décape qu’on peut trouver un principe d’identité de soi à soi, et c’est non pas quelque chose qui se produit au niveau de l’Autre, mais de quelque chose qui peut se produire au niveau de la logique. C’est en tant qu’on arrive à réduire toute espèce de sens qu’on arrive à cette sublime formule mathématique de l’identité de soi à soi qui s’écrit x = x.
Pour ce qui est de la jouissance de l’Autre, il n’y a qu’une seule façon de la remplir, et c’est à proprement parler le champ où naît la science, où la science naît pour autant, pour autant que, bien entendu, comme tout le monde le sait, c’est uniquement à partir du moment où Galilée a fait des petits rapports de lettre à lettre avec une barre dans l’intervalle, où il a défini la vitesse comme la différence, comme la proportion d’espace et de temps, c’est qu’à partir de ce moment-là, comme quelque chose, comme un petit livre que je crois a commis ma fille le montre bien, c’est à partir de ce moment-là qu’on est sorti de toute cette notion en quelque sorte intuitive et empêtrée de l’effort, qui a fait qu’on peut arriver à ce premier résultat qu’était la gravitation. Nous avons fait quelques petits progrès depuis, mais qu’est-ce que ça donne en fin de compte, la science ? Ça nous donne à nous mettre sous la dent à la place de ce qui nous manque dans le rapport, dans le rapport de la connaissance, comme je disais tout à l’heure, ça nous donne à cette place en fin de compte ce qui, pour la plupart des gens, tous ceux qui sont là en particulier, se réduit à des gadgets : la télévision, le voyage dans la lune, et encore le voyage dans la lune, vous n’y allez pas, il n’y en a que quelques-uns sélectionnés. Mais vous le voyez à la télévision. C’est ça, la science part de là. Et c’est pour ça que je mets espoir dans le fait que, passant au-dessous de toute représentation, nous arriverons peut-être à avoir sur la vie quelques données plus satisfaisantes.
Alors là la boucle se boucle et ce que je viens de vous dire tout à l’heure : c’est à savoir l’avenir de la psychanalyse est quelque chose qui dépend de ce qu’il adviendra de ce réel, à savoir si les gadgets par exemple gagneront vraiment à la main, si nous arriverons à devenir nous-mêmes animés vraiment par les gadgets. Je dois dire, je dois dire que ça me paraît peu probable. Nous n’arriverons pas vraiment à faire que le gadget ne soit pas un symptôme, car il l’est pour l’instant tout à fait évidemment. Il est bien certain qu’on a une automobile … comme une fausse femme ; on tient absolument à ce que ce soit un phallus, mais ça n’a de rapport avec le phallus que du fait que c’est le phallus qui nous empêche d’avoir un rapport avec quelque chose qui serait notre répondant sexuel. C’est notre répondant parasexué, et chacun sait que le "para", ça consiste à ce que chacun reste de son côté, que chacun reste à côté de l’autre.
Bon voilà, c’est à peu près … je vous résume ce qu’il y avait là, dans mes 66 pages, avec ma bonne résolution de départ qui était de lire ; je faisais ça dans un certain esprit, parce qu’après tout, accaparer la lecture, c’était vous en décharger d’autant, et peut-être faire que vous pourriez, c’est ce que je souhaite, lire quelque chose. Si vous arriviez à vraiment lire ce qu’il y a dans cette mise à plat du nœud borroméen, je pense que ce serait là dans la main vous toper quelque chose qui peut vous rendre service autant que la simple distinction du réel, du symbolique et de l’imaginaire.
Pardon d’avoir parlé si longtemps.
Clôture du Congrès par le Docteur Jacques Lacan
J. LACAN — Je vous ai invités, à l’ouverture de ce congrès, au nom d’une certaine formule concernant le message, à vous remercier vous-mêmes. À sa clôture, je vous remercie. Je vous remercie pour ce que j’ai appris, ce que j’ai appris dont il est forcé que je ne sois pas toujours informé. J’ai appris beaucoup sur le travail de chacun. J’ai appris que sans doute il faudra que je continue à dire ce qui, je crois, peut vous éclairer puisqu’aussi bien j’en ai tellement de retour et de récompense.
Je voudrais remercier Muriel Drazien qui a été celle grâce à quoi tout ce qui s’est passé à Rome a fonctionné, d’une façon qui sans doute, comme tout fonctionnement, ne va pas sans qu’on puisse y adresser des reproches. Mais ce que je souhaite, à propos de la remarque qu’ici il y avait trop peu d’Italiens, c’est une remarque incontestablement juste, j’ai regretté en effet qu’il y en ait si peu, ce que je souhaite, c’est que dans l’avenir quelque chose se forme où les Italiens puissent entendre la façon dont nous concevons l’analyse, c’est-à-dire, je crois, la bonne.
(Applaudissements)
(La séance est levée)
Notes
1 Intervention au Congrès de Rome (31.10.1974/ 3.11.1974) parue in Lettres de l’École freudienne, nº16, 1975, p. 177-203.
2 G. de Nerval, Poésies et souvenirs, Paris, Gallimard, Collection Poésie, 1974, p. 139. « La treizième revient… C’est encore la première. »
3 Qui s’entend : "disqu’ours d’Rome", "discourdrome", "dit-ce-que-court …", "dit qui secourt …".
4 Lacan passe ici d’une définition de l’objet petit a comme contingence corporelle à sa consistance logique.
5 Lapsus de Lacan, il parle en fait de Merleau-Ponty.
6 Respectivement la pensée et l’être.
7 Lacan fait apparaître dans la conjugaison du verbe "être" différents radicaux qui montrent que celui-ci, en français, s’origine de plusieurs verbes latins (fui, sum, stat).
8 Ou loco en italien ?
9 Lacan le prononce : "Diiieueu…".
10 Lacan fait, ici, référence à sa conférence prononcée le 8 juillet 1953 à la Société française de Philosophie, intitulée : "Le symbolique, l’imaginaire et le réel".
11 Noumène : objet de la raison intelligible, s’oppose à phénomène, objet de la réalité sensible.
12 Pour John Locke (1632-1704), représentant l’empirisme anglais, « les idées viennent de l’expérience, elles ne sont pas innées ». La matière est appréhendée par la perception. Il faut distinguer les qualités sensibles premières propres aux choses comme telles (l’étendue, la forme, le nombre) qui seules dépendent de la science des qualités sensibles secondes qui ne relèvent pas de la science mais de la subjectivité (l’odeur, la couleur…). S’opposant à Locke, Georges Locke (1685-1753) considère que « l’idée de matière est une fiction de langage. La nécessité n’est pas un concept empirique. Seules existent les idées et l’esprit dont l’ordonnance dépend de Dieu ».
13 Pour Lacan, la théorie moderne des quanta fait apparaître que la « nature n’est pas aussi naturelle que cela ». La théorie des quanta s’est développée à partir de la théorie de la relativité d’Albert Einstein (1879-1955). La matière n’est pas faite seulement de corpuscules élémentaires — les atomes, par exemple, sont eux-mêmes constitués d’éléments plus élémentaires. Il faut aussi tenir compte de la notion d’énergie. La physique quantique repose sur le principe selon lequel des énergies ne sont transmises que comme multiples entiers du « quantum d’énergie » découvert par Max Planck (1853-1947). Niels Bohr (1885-1962) utilise la théorie quantique pour expliquer la structure atomique et les spectres lumineux spécifiques des éléments atomiques. Ainsi la lumière se comporte en partie comme une onde et en partie comme "paquets d’énergie". Louis de Broglie (1892-1975) en déduit qu’elle est constituée aussi de particules qui ont aussi des masses. Il y a donc dans la théorie des quanta une dualité entre la théorie ondulatoire et la théorie corpusculaire. Dans une certaine mesure, ces deux notions doivent s’exclure et en même temps se compléter, d’où l’extraordinaire difficulté à définir la matière constituante du monde. Il résulte qu’il est impossible de déterminer une substance qui servirait de référence absolue à la théorie moderne des quanta.
14 Dans tout ce paragraphe, il est difficile de distinguer « la langue » de « lalangue ».
15 Selon la spiritualité de l’Inde traditionnelle, kundalini est « l’Énergie lovée, enroulée sur elle-même comme un serpent », comme on peut le lire dans les textes de l’école tantrique sur la « physiologie subtile ». Elle est l’Énergie fondamentale procédant de la division en deux pôles de la Conscience divine : elle s’est éloignée de l’Être pur immuable symboliquement situé au point le plus haut, puis s’est arrêtée au point le plus bas, ordonnant d’une part l’Univers entre Ciel et Terre et d’autre part le monde intérieur individuel entre sommet du crâne et « fondement ». Elle s’est localisée dans le corps humain à la base de la colonne vertébrale où elle gît enroulée, évoquant tel serpent mythologique ou abyssal. Cet arrêt assure un lien intermédiaire d’activité permanente, axe passant par la colonne vertébrale et les centres cérébraux autour desquels s’étage et s’organise toute la manifestation individuelle de la Puissance divine. Cette énergie latente peut être réveillée par des pratiques de yoga. Le Kundalini-yoga en est une forme tantrique, par quoi la conscience humaine est unifiée à la Conscience divine, soit comme une union indissoluble où la personnalité demeure intacte, soit comme la révélation d’une identité où le moi humain se dissout et fait place à la Conscience suprême et éternelle. D’après Tara Michael, in « Dictionnaire critique de l’ésotérisme », dir. J. Servier, P.U.F., 1998. L’énergie kundalini est aussi celle de la parole. La montée de celle-ci peut être provoquée par le yoga sexuel, la fusion en l’absolu coïncidant avec l’orgasme.
16 Paul Mathis, Écriture et psychanalyse, non publié.
17 Lapsus de Lacan, il s’agit bien évidemment de Mishima.
18 L. Bolk, La genèse de l’homme in Littoral no 27/28, Paris avril 1989.
19 Est-ce un lapsus de Lacan ?
20 R. Tostain, "Ready-made et objet petit a", in Lettres de l’EFP no 16, pp. 69-78.
21 En citant A. Rimbaud, Lacan dit : « Je ne me sentis plus tiré par les haleurs », or Rimbaud n’a pas écrit « tiré » mais « guidé ». "Le bateau ivre", 1871, in Poésie, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, collection La Pléiade, 1972.
22 Ce schéma est celui que Lacan a produit le jour de cette conférence. Celui que nous reproduisons ci-dessous a été reconstitué par P. Valas, à partir de celui de Rome et des indications de Lacan dans les séminaires ultérieurs :
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