CATHERINE MILLOT
Épiphanies
Les épiphanies occupent dans l’œuvre de Joyce une place singulière.
Centre de gravité, mais aussi trous noirs de l’univers joycien, elles en marquent le cœur de radical non-sens.
On est tenté d’user du terme d’Ungrund, cher à la mystique rhénane, pour en désigner la fonction de « fondement sans fond ».
Il n’est nullement contingent, on tentera de le montrer, que ce soit à propos du « mystère de la paternité » que Joyce évoque, dans Ulysse, une telle structure :
« Sur ce mystère, et non sur la madonne que l’astuce italienne jeta en pâture aux foules d’Occident, l’Église est fondée et fondée inébranlablement parce que fondée comme le monde, macro- et microcosme, sur le vide. » 1
Les épiphanies comptent parmi les premiers textes en prose de Joyce.
C’est parce qu’il ne voulait rien faire comme tout le monde, nous dit R. Ellmann, que Joyce ne les a pas simplement intitulés « Poèmes en prose », mais qu’il les a désignés de ce terme bizarre, emprunté à la liturgie 2.
En fait, ce ne sont pas des poèmes. Tels des aérolithes, pierres noires chues d’autres mondes, ils captivent plus par leur caractère énigmatique que par leur valeur poétique.
Ces textes se présentent pour la plupart sous la forme de fragments de dialogues.
Joyce ne les publia pas comme tels, mais il en insère certains dans ses œuvres ultérieures, Stephen Hero, le Portrait […], Ulysse. S’intégrant sans solution de continuité apparente dans le tissu du récit, qu’ils soient chargés par l’auteur d’une fonction toute particulière échapperait à l’attention du lecteur non prévenu.
Le contexte leur apporte le sens dont ils paraissent en revanche singulièrement dépourvus à les lire tels qu’ils se succèdent dans le manuscrit qui les recensait à l’origine.
Mission est de les enregistrer comme représentant « les moments les plus délicats et les plus fugitifs ». 9
L’épiphanie comme manifestation spirituelle correspond à la troisième qualité du beau selon saint Thomas d’Aquin : la Claritas, que Joyce conçoit comme l’instant où la quiddité de l’objet, comme portée à l’incandescence, atteint le point d’ultime irradiation par où se révèle son essence 10.
Lorsqu’il s’épiphanise, l’objet devient soudain « la chose qu’il est : sa quiddité se dégage d’un bond devant nous du vêtement de son apparence ».
Reprenons ces différents points :
— le caractère trivial de l’incident rapporté, pourtant lié à une révélation touchant à l’être, cette révélation s’effectuant précisément à travers cette trivialité (comme au jour de l’épiphanie se révèle le verbe sous les humbles apparences d’un enfant dans les langes), et fondant en outre la vocation d’écrivain de Joyce.
— La trivialité des épiphanies confine au non-sens. Tout d’abord de ce que le contexte de l’incident rapporté soit supprimé.
— D’autre part, et ceci est un point essentiel, de ce que les phrases rapportées soient très souvent interrompues, ne permettant pas le bouclage de la signification. Posons que les épiphanies visent à produire cet effet de non-sens.
Stephen le Héros s’attardait dans les rues de Dublin à recueillir comme autant de trésors cachés les propos vulgaires qu’il saisissait au hasard des rencontres.
Ces phrases anodines, il se les répétait ensuite jusqu’à évacuer les mots de leur sens banal et creux 12.
« En toutes choses, il cherchait à percer jusqu’au cœur, siège de la signification. » 13
Joyce y voyait indubitablement un travail de purification de la langue.
Il s’agissait, pour lui comme pour Mallarmé, mais sur un autre mode, de restaurer dans sa pureté l’être originel du verbe avili par son usage utilitaire aux fins de la communication.
Shelley, dans Défense de la poésie, auquel se réfère souvent Joyce, développait une conception semblable. L’écrivain est ainsi une sorte de rédempteur du verbe. L’ « évidence », soit la platitude ordinaire de la signification, c’est « l’enfer des enfers » dont il faut se sauver à tout prix 14.
Les épiphanies sont les restes d’une telle opération de purification par évacuation du sens.
Mais c’est seulement une face de l’opération. L’autre face consiste dans le renversement qui se produit, par lequel la révélation jaillit de la trivialité : le non-sens auquel elle confine soudain s’inverse en plénitude. Les épiphanies représentent à la fois quelque chose de vide, d’un sens parfaitement futile, fuyant, inconsistant, et de l’autre une densité absolue du sens, ineffable, intransmissible, totalement énigmatique, sur laquelle Joyce fonde la certitude de sa vocation.
Ceci n’est pas sans évoquer pour nous ces deux extrêmes par rapport à la signification que représentent les deux types d’hallucinations schréberiennes, celles qui correspondent d’une part aux phrases interrompues, et de l’autre aux éléments de la Grundsprache, aux mots de la langue fondamentale, qui concentrent une signification d’autant plus pleine qu’elle est parfaitement énigmatique 15.
Ces deux extrêmes constituent les points limites des possibilités du langage, points où le symbolique confine au réel, comme antinomique au sens. Le réel, c’est l’expulsion, voire l’aversion du sens.
Aristote, dit Lacan, vide les dits de leur sens et c’est par là qu’il nous donne la dimension du réel16.
Mais le sens évacué fait en quelque sorte retour dans le réel sous la forme d’une signification énigmatique qui interroge indéfiniment le sujet.
Les textes épiphaniques fonctionnent à ce titre comme des néologismes, comme les vocables d’une langue fondamentale.
Cette langue fondamentale, Joyce s’est voué à la créer.
Or, cette langue fondamentale, Joyce s’est voué à la créer.
L’aboutissement de son entreprise constitue Finnegans Wake, qui réalise ce dont les épiphanies donnent déjà la structure.
Les mots de la langue joycienne représentent, comme les épiphanies, la conjonction d’un trop plein de sens avec son évidement.
Le travail de surdétermination du sens, à partir de l’équivoque au sein de la langue anglaise, mais aussi à partir du jeu entre l’écriture et la lecture, la lettre et le phonème, ainsi que le passage d’une langue à l’autre au moyen des homophonies translinguistiques, réalisent un excès de sens, à la faveur de l’inépuisable de l’équivoque, qui vire au non-sens, à l’illisibilité pure et simple.
Le texte se réduit au réel de la lettre comme sens évidé, évidement qui fait le lit de la jouissance de Joyce.
Les fameux mots de cent lettres de Finnegans Wake en représentent la pointe extrême. "The hunderedlettered name again last word of perfect language", le dernier mot d’un langage parfait.
Son entreprise culmine dans la tentative de construction d’un mot qui dirait tout, d’un signifiant de l’ineffable, qui épinglerait un sens absolu.
Les fameux mots de cent lettres de Finnegans Wake en représentent la pointe extrême. The hunderedlettered name again last word of perfect language, le dernier mot d’un langage parfait.
L’aspiration à un ultime point final se confond avec la quête de ce qui viendrait signifier cette plénitude énigmatique du sens. Name, écrit Joyce, nom imprononçable (cent lettres ne se lisent pas) comme celui de Dieu qui se réduit à un borborygme, au bruit du tonnerre qui vient là représenter le Nom du Père, dont tout l’art de Joyce est la forgerie.
L’épiphanie comme expérience intérieure et la production scripturaire de Joyce.
L’épiphanie comme expérience intérieure et la production scripturaire de Joyce aboutissant à Finnegans Wake, correspondent toutes deux à un nouage du symbolique et du réel, qui se produit grâce à l’évacuation (involontaire ou délibérée, lapsus ou artifice) de la dimension de l’imaginaire.
Au titre de ce nouage du symbolique et du réel, épiphanie et écriture sont situables comme symptômes, mais n’occupent pas la même place dans la structure.
Si l’on prend appui du nœud borroméen proposé par Lacan dans son Séminaire sur Joyce19, au premier nouage du rond du symbolique avec le réel équivaut l’expérience épiphanique qui laisse choir le troisième rond de l’imaginaire « comme un fruit se dépouille de sa peau tendre et mûre » 20.
L’écriture, en revanche, est situable au lieu de l’ego de Joyce qui, renouant une seconde fois symbolique et réel, inclut dans le second nœud l’imaginaire laissé libre par le premier nouage. L’écriture rétablit le nœud RSI.
Joyce passe du symptôme (épiphanie) au sinthome (écriture).
Choisissant de réitérer la faute (prenant le parti du père défaillant) 21, persistant ainsi hérétiquement dans l’erreur qu’il redouble, Joyce parvient par son art à opérer le nouage convenable, passant du symptôme (épiphanie) au sinthome (écriture).
Revenons à la trivialité des épiphanies. Sa nature n’est pas indifférente.
Les propos rapportés sont souvent cueillis sur la bouche des femmes.
La trivialité épiphanique caractérise une bêtise, une vulgarité imputée par Joyce aux femmes, précisément dans leur relation, d’une part à l’homme et à son désir, et de l’autre à l’Église, la figure du prêtre étant au centre de l’affaire.
Traduisons : la bêtise féminine, c’est d’être pas-toute. Le prêtre vient ici à la place d’Un-père, et Joyce dénonce le lien d’apparente sujétion de la femme irlandaise (voire de l’Irlande elle-même) à ce que le prêtre incarne, sujétion hypocrite qui n’est que le masque d’une indifférence naturelle en matière de religion 22.
La bêtise des femmes, celle de Molly Bloom, par exemple, c’est leur côté hors-la-loi, au sens où le réel est sans loi.
Leur rapport au père, et aussi bien au désir comme étant du registre de la fonction phallique, se révèle de pure convenance.
La bêtise, c’est la laxité, voire la lâcheté du rapport de la femme au phallus, c’est la vacance du manque féminin qui ne va pas jusqu’à condescendre au désir.
When lovely woman stoops to folly.
When lovely woman stoops to folly 23, écrit T. S. Eliot dans The Waste Land, lorsque merveilleuse la femme s’abaisse jusqu’à la folie du désir de l’homme… quand c’est fini et qu’elle se retrouve seule, elle se passe la main dans les cheveux et met un disque sur le gramophone.
La bêtise en jeu dans l’épiphanie ouvre sur l’abîme qui se révèle de a rupture d’un semblant, point où la fonction phallique est en rupture de ban.
La bêtise est la fenêtre ouverte sur le réel d’une jouissance insymbolisable, dont Molly-Nora est la figure éponyme.
Dans ce mouvement, la femme déchoit, « déchante », et se fait tentatrice, aspirant dans l’abîme de sa jouissance celui qui, comme Tirésias, l’entrevit.
La femme, on la diffame, c’est que la femme est immonde. Comme le réel, elle ne fait pas monde.
Ich bin das Fleisch das stets bejaht, « Je suis la chair qui dit toujours oui ».
Mais Joyce-Tirésias croit à La femme, celle qui, d’être sans foi ni loi, serait toute hors de la fonction phallique, Toute « Autre ». Das Weib, parfaitement saine, pleinement amorale, fertili-sable, indigne de confiance, séduisante, sagace, limitée, prudente, indifférente. Ich bin das Fleisch das stets bejaht, « Je suis la chair qui dit toujours oui ». 24
À cette brusque révélation correspond la Claritas, c’est-à-dire le surgissement de la quiddité de la chose, soit le réel qui s’irradie soudain d’une brillance quasi hallucinatoire.
L’Épiphanie, dans les Épîtres de saint Paul, est synonyme de parousie. Manifestation du sacré dans le champ de la perception, elle est révélation par monstration du divin qui devient visible, mais aussi bien verbe qui se fait parole.
L’épiphanie, comme apparition dans le champ du visible de ce qui est en soi invisible, se rattache aux théories platoniciennes et néo-platoniciennes de l’image.
Chez Platon, l’image est dans un rapport analogique à l’idée qu’elle manifeste.
En revanche, pour les néo-platoniciens, l’image est une émanation de l’être, une irradiation du divin.
Jamblique signale que les dieux peuvent se présenter corporellement sous la forme d’images caractérisées par leur clarté et leur brillance.
À la notion d’épiphanie s’associent l’éclat et la luminosité. Elle est étymologiquement liée au lever des astres, à l’apparition de la lumière.
La Claritas correspond à ce moment où l’artiste conçoit l’image esthétique :
« L’instant dans lequel cette qualité suprême du beau, ce clair rayonnement de l’image esthétique se trouve lumineusement appréhendé par l’esprit, tout à l’heure arrêté sur l’intégralité de l’objet (integritas) et fasciné par son harmonie (consonantia) — c’est la stase lumineuse et silencieuse du plaisir esthétique, un état spirituel fort semblable à cette condition cardiaque que le physiologiste italien Luigi Galvani définit par une expression presque aussi belle que Shelley : l’enchantement du cœur 25. »
L’enchantement du cœur, soit Yincantesimo de Galvani, désigne l’arrêt temporaire des battements du cœur d’une grenouille au moment où on lui insère une aiguille dans la moelle épinière.
Dans le Carnet de Trieste, Joyce reprend les termes de Shelley :
« L’instant d’inspiration est une étincelle brève au point d’en être invisible. […] C’est l’instant où le verbe se fait chair 26. »
C’est à cette place où est appelée la signification paternelle, à la place où elle n’a pu advenir, que se fait jour, et d’une surnaturelle luminosité, dans l’abîme de silence qu’ouvré l’entre-deux des battements du cœur, le réel, dans sa radicale étrangeté au symbolique.
La radiance qui illumine soudainement l’être dans le suspens de ce temps d’arrêt (arrêt du cœur, arrêt du temps) que les mystiques désignent d’un oxymore, l’éternel instant, n’est pas à prendre comme une figure, mais au contraire comme la présentification du réel.
Tout est là, dans l’étalement d’une présence pure, sans au-delà.
Avec la disparition du manque s’abolit toute temporalité, l’avenir comme Tailleurs.
Cette brillance, c’est le réel même qui fulgure, signalant la sous-jacence de la Chose au spectacle du monde.
L’épiphanie réalise selon un mode analogue l’impossible retrouvaille de la Chose perdue de toujours.
Si, comme Freud en fait l’hypothèse dans l’Esquisse, la modalité primordiale de la jouissance est hallucinatoire, l’épiphanie réalise selon un mode analogue l’impossible retrouvaille de la Chose 27, perdue de toujours. La jouissance impossible, c’est le réel.
La brillance de la claritas, c’est le retour dans le réel du vide de la signification phallique, vide qui marque la place de la Chose, l’espace invivable de la jouissance que l’écriture joycienne tentera de cerner d’un bord.
NOTES
1. James JOYCE, Ulysse, Gallimard, 1980, p. 204.
2. Richard ELLMANN, James Joyce, Gallimard, 1982, p. 99.
3. Ibid., p. 118.
4. Ulysse, p. 43.
5. R. ELLMANN, op. cit., p. 124.
6. Maurice BLANCHOT, L’Écriture du désastre, Gallimard, 1980, p, 117.
7. J. JOYCE, Stephen le Héros, la Pléiade, p. 512.
8. Ibid. g. Ibid.
10. Ibid., p. 513-514.
11. Ibid.
12. Ibid., p. 345.
13. Ibid., p. 347.
14. Ibid., p. 345.
15. Jacques LACAN, Séminaire III, Seuil, 1981, p. 43-44 et p. 319 ; ainsi que Écrits, Seuil, 1966, p. 537-540. Épiphanies — 95
16. J. LACAN, « RSI », n mars 1975, Ornicar ?, no 5, et « Les non-dupes errent » (inédit) .
17. J. LACAN, « L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre », Ornicar f, no 12-13.
18. J. JOYCE, Finnegans Wake (Fragments), Gallimard, 1974, Introduction de Michel Butor, p. 18-19.
19. J. LACAN, « Joyce le sinthome », n mai 1976, Ornicar ?, no n.
20. Ibid., et J. JOYCE, Portrait de l’artiste, la Pléiade, p. 611 et p. 677.
21. J. JOYCE, Portrait […], la Pléiade, p. 690.
22. Stephen le Héros, la Pléiade, p. 511.
23. T. S. ELIOT, Poésie, Seuil, 1976, p. 75.
24. Lettre à Frank Budgen du 16 août 1921, citée par R. ELLMANN, op. cit., p. 228.
25. Portrait […], la Pléiade, p. 740.
26. J. JOYCE, Œuvres, la Pléiade, p. 1660.
27. J. LACAN, le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Éditions du Seuil, 1986.