Patrick Valas
Quel type de lien social peut être institué
entre les psychanalystes * ?
« L’analyse n’est pas une science, c’est un discours sans lequel le discours dit de la science n’est pas tenable par l’être qui y a accédé depuis plus de trois siècles."
« L’analyse n’est pas une science, c’est un discours sans lequel
le discours dit de la science n’est pas tenable par l’être qui y a accédé
depuis plus de trois siècles ; d’ailleurs le discours de la science a des
conséquences irrespirables pour ce qu’on appelle l’humanité. L’analyse,
c’est le poumon artificiel grâce à quoi on essaie d’assurer ce
qu’il faut trouver de jouissance dans le parler pour que l’histoire
continue" 1.
La Loi, les lois
Non pas berger de l’Être, mais être en charge du parler, c’est un
problème crucial pour la psychanalyse – la parole étant constitutive
de sa pratique.
On peut constater quand même comment s’accroît l’impuissance
de l’homme moderne à rejoindre son propre désir et à en trouver
l’objet.
Cela peut aller jusqu’à ce qu’il en perde le déclenchement
charnel.
Or, si le désir est dans la Chose, das Ding, nous ne pouvons
en retrouver le chemin que par les lois de la parole qui la cernent.
L’ordre de la Loi n’est pas un fait au sens physique ni au sens sociologique, c’est un fait de discours.
La Loi, on l’écrit avec un L majuscule pour faire apparaître ce décalage. Quant aux lois dont procèdent les normativités politiques et juridiques, elles ne sont quedans un rapport d’horizon avec la Loi, mais elles comportent toujours
un élément d’étrangeté qui est la marque de l’énigme du désir.
Le terme d’usufruit en témoigne. La Loi est étroitement liée au désir.
* Intervention à l’École de psychanalyse des Forums du Champ lacanien, séminaire Champ
lacanien, février 2005.
1. J. Lacan, interview à France-Culture, juillet 1973.
Dans les textes anciens ou dans le droit romano-canonique, dont nous héritons, on parle de ligature.
Freud a révélé que le désir essentiel, c’est le désir d’inceste.
La Loi fondamentale repose sur le principe de l’interdit de l’inceste, et
il coordonne la castration symbolique à cette Loi par la structure de
l’OEdipe.
Le fondement de l’OEdipe est que le Père 2 fait ligature entre
la Loi primordiale et l’inter-dit de l’inceste.
Nous savons que la fonction
du Père, le Nom-du-Père, comme l’écrit Lacan, est liée à l’interdit
de l’inceste et personne avant Freud n’avait songé à mettre au
premier plan du complexe de castration que le Père promulgue et
supporte cette interdiction de l’inceste.
Au fond, qu’est-ce que cette Loi anti-naturelle ? Quel en est le
ressort secret ? Pourquoi le fils ne coucherait-il pas avec sa mère et
le père aussi bien avec sa fille ? Cela reste voilé, c’est même ce qui
donne des arguments aux anti-oedipiens de tous bords, même s’ils
peuvent convenir que ce n’est pas pour des raisons biologiques.
L’inceste entre père et fille serait-il moins ravageant du fait de la plus
grande distance entre un père et ses enfants ? C’est ce que l’on peut
observer dans la clinique, sans en minimiser la portée, il est vrai
aussi que la plupart du temps un père ne comprend rien à ses
enfants. Alors que l’inceste entre mère et fils, du fait de l’indiscutable
proximité charnelle autant que langagière d’une mère avec ses
enfants, peut avoir des conséquences bien plus irréversibles.
Il faut admettre ici que l’inceste ne se résume pas à la copulation,
il peut se produire sans en passer par là.
L’Autre, comme référence tierce, étant déjà là, le sujet du signifiant
reste à distance de la Chose, das Ding étant un premier codage
langagier de la jouissance. C’est la raison pour laquelle, même si les
sujets psychotiques sont hors discours, ils ne sont pas pour autant
hors langage.
L’existence du Nom-du-Père est corrélée au meurtre de la
Chose, qui après coup devient le Père mort depuis toujours (de ce fait
il est in-tuable à jamais), moyennant quoi sa supposée toute jouissance
est perdue aussi bien qu’elle est mortelle. C’est à partir de là
que se fonde le désir d’inceste, avec pour objet la visée d’un jouir
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2. Le Père écrit ainsi est d’abord à comprendre comme une énigme, telle que Freud la pose
dans le mythe de Totem et tabou.
premier sans limites, dont l’impossible comme réel se désigne de l’interdit
de l’inceste, lequel est de structure. C’est exactement ce que
Freud démontre avec son mythe de Totem et tabou, à partir duquel il
peut dire que la société s’édifie du refoulement qui est premier, et
non pas l’inverse. Le défaut, le manque sont premiers, dont la loi fait
le péché, voilà l’essence de la révélation paulinienne.
Le vrai secret de l’inter-dit de l’inceste tient à ceci que le désir
de la mère, aux sens subjectif et objectif de ce génitif, ne saurait être
satisfait. C’est la condition pour que la parole subsiste, car si la mère
pouvait satisfaire toutes les demandes de l’enfant quitte à les anticiper,
alors la parole s’abolirait.
Cela nous conduit à réinterroger les Dix Commandements, qui
sont reçus, à quelques variations près, par l’ensemble de l’humanité.
Il n’y est écrit ou signalé nulle part qu’il ne faut pas coucher
avec la mère. L’inter-dit de l’inceste ne figure pas dans les Dix
Commandements. Il est la partie immergée de l’iceberg. La partie
visible est le « Tu ne tueras pas ». Le meurtre et l’inceste sont les deux
faces d’une même médaille. Le meurtre en dernière analyse est toujours
de l’inceste agi. C’est l’accomplissement de la fusion incestueuse
avec l’objet détruit, dans l’acte extrême de sa destruction. Le
meurtre est à la fois mise en acte de l’enlacement incestueux et
demande désespérée de séparation 3. Collage naturel et demande de
séparation, c’est à cela que répond l’office du Père.
Si l’inceste dans les faits, comme passage à l’acte, occupe de
nos jours le devant de la scène, c’est que l’interdit de l’inceste dans
sa version psychique est bien plus inconfortable à saisir. Mais de cet
inter-dit contre nature, personne ne peut en faire l’économie, il bouscule
l’indifférencié, le collage naturel qui fait d’un paquet de
« viande » un sujet.
N’oublions pas que l’abomination nazie, qui n’a pu être vaincue
que par les armes, n’est pas une barbarie, c’est une entreprise
légiférée, calculée et réalisée au nom d’une conception bouchère de la
filiation 4. On commence par exterminer les « enfants d’Israël », la
suite est à venir, prédisait Lacan, il faut rester vigilant.
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3. Est-ce un hasard si, par exemple, en Chine la balle qui a servi à l’exécution d’un condamné
est envoyée facturée à la famille ?
4. L’expression est de Pierre Legendre.
Pour revenir aux Dix Commandements, ils apparaissent bien
comme les conditions de subsistance de la parole. Cela ne veut pas
dire qu’ils sont la condition de toute vie sociale. Rien qu’à les énoncer
simplement, on s’aperçoit qu’ils constituent le catalogue de nos
transactions à chaque instant. Ils sont en quelque sorte les lois et les
dimensions de nos actions proprement humaines. Nous passons
notre temps à les violer, c’est pour cela qu’une société est possible.
Ces commandements sont les lois du « Je parle », au sens où la vérité
parle Je, articule Lacan.
Le pas franchi par Freud est de nous montrer qu’il n’y a pas de
souverain Bien. Das Ding, qui est la mère comme objet de l’inceste,
est un bien interdit.
Lacan semble renverser la perspective lorsqu’il énonce que « la
Loi n’a absolument rien à faire avec les lois du monde réel, c’est simplement
la Loi de l’amour, autrement dit la père-version 5 ».
Lacan s’est toujours plaint de ce que la psychanalyse n’ait pas
pu inventer une nouvelle perversion, moins conne et moins stéréotypée
que les précédentes. Là il convoque une nouvelle père-version.
Par sa façon de commenter Totem et tabou, ne nous rappelle-t-il pas
que d’abord les fils meurtriers s’interdisent la jouissance du Père ? Il
met l’accent sur la jouissance du père et le désir du côté de la mère.
Quelle serait alors la jouissance accessible au « mâle » ? Elle ne se
réduirait à la seule jouissance phallique mais participerait par le dire
de l’amour de celle de l’exception qui n’en passerait pas par le forçage
de la jouissance féminine. C’est une énigme que je ne suis pas
en mesure de résoudre.
Quel type de lien social peut être institué
entre les psychanalystes ?
L’année dernière, je disais à Guy Clastres que je cherchais un
refuge pour souffler. Il m’a invité à vous rejoindre, d’où la raison de
cette contribution pour vous remercier de la façon chaleureuse dont
j’ai été reçu par vous.
J’avais pu auparavant éprouver durement combien il est intenable
de rester dans une école où au parler se substitue l’écrire impé-
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5. J. Lacan, Le Sinthome, 10 mars 1976.
ratif, et correctement s’il vous plaît, sans jouer de la moindre dysorthographie
calculée, celle de Lacan évoquée par Colette Soler
l’autre jour. L’écrire en effet plutôt que le parler s’en justifiait d’un
hapax de Lacan extrait de la fameuse « Lettre aux Italiens ». Je n’en
dirai pas plus pour des raisons humanitaires.
J’ai pu mesurer aussi comme il est impossible de rester seul
sans risquer que la pratique tourne à l’autisme à deux ou à la
« dépression nerveuse » ; en effet, la pratique d’un psychanalyste et
même le nombre de ses analysants ne sont pas suffisants pour généraliser.
Les psychanalystes sont les tenants d’un savoir inéchangeable,
c’est pourquoi ils doivent se lier entre eux.
Simuler avec la foule un corps parlant 6, c’est ce que je veux
dire par faire lien. Pas de tas de huns, mais faire série des uns comme
un ensemble.
Lacan disait que l’épreuve des faits montre qu’il y a pour les
psychanalystes deux façons de tenir ensemble :
– soit le lien aléatoire et fragile du transfert. On verra plus loin
quel infléchissement on donne à ce terme dans le cadre du collectif ;
– soit l’organisation bureaucratique.
La première repose sur la supposition de savoir, pas-tout savoir
mais qui peut cependant se transmettre. Lacan en donne la modalité
d’une façon éblouissante dans Encore : « Marx et Lénine, Freud et
Lacan, ne sont pas couplés dans l’être. C’est par la lettre qu’ils ont
trouvée dans l’Autre que comme êtres de savoir ils procèdent deux
par deux dans un Autre supposé 7. »
La deuxième façon de tenir ensemble, la bureaucratique,
repose sur le tout-savoir en méconnaissant le sujet désirant. Dans ce
type d’institution, les crises sont rares et plutôt tamponnées.
Les uns et les autres, nous avons traversé des crises institutionnelles,
plus souvent liées d’ailleurs à des raisons politiques qu’à
des crises réelles témoignant de difficultés dans le savoir. On voit
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6. On reconnaîtra ici un énoncé de Lacan que je prolonge du terme de parlant, à entendre par
exemple comme « l’amour est un caillou riant dans le soleil », puisqu’on me demande d’expliciter
ma formule qui ne peut pas être plus parlante qu’elle ne l’est.
7. J. Lacan, Encore, Paris, Le Seuil, 1975, leçon du 20 novembre 1973, p. 89.
bien que, lorsque les liens transférentiels sont rompus, on n’a plus
que l’alternative d’un choix forcé :
– un leader qui s’empare des signifiants maîtres dont s’est érigée
l’institution, avec le retour en force des identifications propres à
la foule freudienne. Les ragots y témoignent de ce que l’on a cédé sur
son désir plutôt que sur son fantasme ;
– l’autre choix est plus difficile, c’est celui de l’objet a cause du
désir de chacun. Ce qui signifie pour quiconque a fait ce choix qu’il
ne puisse être soupçonné d’une identification indue. De ce fait, les
psychanalystes se classent selon leur éthique. L’épreuve est rude 8.
Comme le discours analytique est un lien social à deux, il
n’existe pas de société analytique fondée sur ce discours. Mais une
école pour la psychanalyse peut exister, c’est même pourquoi il faut
lui donner la préférence. Cette école existe à partir des textes fondateurs
de notre discipline, essentiellement, mais pas exclusivement,
ceux de Freud et de Lacan 9.
Une école pour la psychanalyse prend ses références à partir de
celles dont s’inspirait Lacan pour la sienne. Chez les stoïciens, et pas
seulement parce qu’ils faisaient la différence entre le signans et le
signatum. Mais parce que dans l’Antiquité grecque on savait encore
que la pédagogie est toujours en défaut et peut même parfois présenter
un caractère profondément méchant. Aussi, dans ces écoles, il
s’agissait essentiellement de se donner une formation dont la visée
était de se forger un style de vie qui ait des effets dans la quotidienneté
de chacun. Il s’agissait donc du rapport singulier de chacun à
son savoir, et non pas de recevoir des connaissances au titre d’informations
ou de compilations. Cela n’exclut pas que la formation des
psychanalystes puisse s’inscrire dans la tradition freudienne d’une
Universitas literarum. Lacan lui-même ne manquait pas à l’occasion
de rendre hommage aux maîtres qu’il s’était choisis, ainsi qu’à tous
ceux à qui il avait fait les plus larges emprunts dans le champ de tous
les savoirs. Depuis le savoir-faire de l’artisan, qui fait gémir le vase
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8. Ce que dit Lacan dans son petit discours prononcé après la dissolution de son école.
9. C’est pourquoi Lacan dans la version première, orale de sa proposition loge sur le graphe du
désir, en des places bien précises, ceux qui relèvent de la hiérarchie et ceux qui relèvent du gradus.
On peut en déduire le rôle et la signification des instances de l’école. Le désir y est prévalent.
qu’il est en train de façonner, jusqu’au savoir scientifique. Sans
omettre au passage de saluer Petit Jean, marin pêcheur breton, qui
lui a permis de saisir la schize entre le regard et l’oeil, ce qui signifie
que le savoir est plus étendu que se l’imagine l’enseignement. Quand
il s’en prenait aux universitaires qui se croient propriétaires du
savoir, il écrivait : « Le savoir ne s’acquiert pas par le travail et encore
moins la formation qui du savoir est l’effet. » Plus loin il ajoute :
« Galilée, ni Newton, ni Mendel, ni Gallois, ni le mignon petit James
D. Watson ne doivent rien à leur travail, mais à celui des autres, et
leurs trouvailles se transmettent à qui seulement a la formation qui
s’est produite de court-circuit du même ordre et numérisable, même
si l’ennui scolaire en a éteint la mémoire 10. »
Un psychanalyste doit savoir s’inscrire dans la subjectivité de
son temps. Il a un devoir de savoir, où se conjuguent une soif de
connaître et un désir de savoir. Ce dernier ne peut advenir pour le
sujet que par la cure psychanalytique, comme résultant du savoir chu
de son propre. Si le savoir qui se déchiffre dans la cure pouvait s’acquérir
par le truchement de l’enseignement, la pratique dont se définit
le discours analytique n’aurait pas lieu d’être. L’acte psychanalytique,
soit le passage de l’analysant à l’analyste, n’aurait aucune
pertinence singulière. Voilà distingués savoir et enseignement, ce qui
ne va pas de soi 11.
L’enseignement peut très bien faire obstacle à la transmission
du savoir. C’est un paradoxe bien connu dans l’enseignement de la
psychanalyse. Interroger le désir de celui qui enseigne est d’ailleurs
un bon biais pour aborder le désir du psychanalyste. Dans « l’enseignant
» qui est en position de sujet divisé, il y a du psychanalyste, s’il
sait produire des formations de savoir chez ceux qui l’écoutent.
29
10. J. Lacan, « D’une réforme dans son trou ». Ce texte devait paraître dans le journal Le Monde
du 2 février 1969, à la rubrique « Libres opinions ». On avait sollicité l’avis de Lacan sur la
réforme universitaire engagée par Edgar Faure qui avait introduit la notion d’unités de valeur,
que Lacan dénonce comme un énorme lapsus par où s’avoue que l’Université, au lieu de transmettre
le savoir, pour la formation du sujet, le livre au marché. En plus, Lacan commence son
texte en écrivant qu’« il n’y a pas de libres opinions » – est-ce une des raisons pour lesquelles
ce texte n’a pas été publié ? À ma connaissance il est toujours inédit.
11. J’ai repris ici quelques éléments de l’exposé que j’avais fait à Bordeaux sous le titre « Les
paradoxes de l’enseignement de la psy chanalyse » dans le cadr e du Collèg e clinique, le 15 janvier
2005.
Autrement dit, dans la saisie au vol de la lettre, c’est le cas de le dire,
une formation de savoir peut se cristalliser pour le sujet écoutant
dans un moment d’ouverture de son désir. Pas d’information, ni d’explication,
ni compréhension, mais gain de savoir sur l’Autre déjà là,
son seul lot de savoir pour le sujet. Comme l’éclair d’un mot d’esprit,
par lequel un bout de savoir est passé en acte, le sujet ayant été enseigné
à la mesure de son savoir.
Cela étant dit, pour répondre à la problématique de l’intransmissibilité
de la psychanalyse, beaucoup, se croyant libérés du joug
du savoir, qui est un des piliers du discours analytique, se sont
empressés de nous proposer en guise d’enseignement leurs divagations
diversement valables. Or, ce n’est pas le savoir qui est intransmissible
; ceux de Freud ou de Lacan dont nous faisons notre miel ne
comptent pas pour rien. C’est l’acte qui est intransmissible, faisant
obstacle à l’enseignement. L’acte est toujours à réinventer, à chaque
fois, sinon la pratique analytique ne serait que suggestion ou endoctrinement.
Il est clair que du savoir prend vérité dans l’acte psychanalytique,
que se produisent des signifiants maîtres. Cette production,
on ne peut l’enseigner comme telle. Chacun peut en faire
l’expérience quand il parle d’un « cas » en dehors des contrôles
– dans un exposé à des collègues par exemple, et même s’ils sont bien
disposés, ce qui est très rarement le cas, au moins dans mon expérience.
Le lien entre les membres d’une école repose non pas sur un
savoir commun, comme il l’est pour une société savante, mais sur le
rapport singulier de chacun à son savoir spécifique.
Cela n’est possible que par le lien du transfert que des dispositifs
d’école peuvent favoriser. Je ne ferai que les citer succinctement
ici, parce que vous les connaissez tous pour en avoir l’expérience.
Il convient de faire une place à part pour le contrôle. Il n’est
pas obligatoire, mais il est déjà mise à l’épreuve, cela peut sembler
paradoxal, de ce principe que « l’analyste ne s’autorise que de luimême
». Le contrôle permet à l’analyste qui commence dans la pratique
et même à l’analyste prétendument chevronné de faire une économie
subjective considérable, pas seulement pour lui mais aussi
pour ses analysants.
Les dispositifs d’école sont les suivants :
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– le cartel, comme ancrage de chacun à l’ensemble, posant la
question de savoir à quel point du groupe il faut pouvoir s’identifier ;
– la procédure de la passe. Elle est hors de la cure, même si le
passant continue la sienne. Mais elle n’est pas sans transfert. Cela
permet une lecture ou une relecture du tracé de l’acte en train de se
produire. Cet acte ne cesse pas de se renouveler. Cela ne veut pas
dire qu’il est conclusion de la cure. On ne devient pas psychanalyste,
on le fabrique avec le savoir chu de son propre. Le plus difficile est
de ne pas cesser de le rester ;
– Les collèges cliniques prennent une large part avec leur enseignement
dans la vie de l’école. Surtout si ce qui les spécifie, c’est-àdire
les présentations cliniques savent être menées de la bonne
façon. Il consiste à faire passer en acte, devant un auditoire, comment,
un patient, on le fait advenir comme sujet, avec l’ouverture
pour lui d’un horizon possible.
Vous remarquerez que tous ces dispositifs d’école que j’ai évoqués
reposent avant tout sur la fonction du parler. Soit de la parole
vivante en acte dans le transfert. Le transfert est à prendre au sens
de son usage premier chez Freud, dans L’Interprétation des rêves, soit
transmission-traduction de savoir qui n’est pas séparable de sa vérité
et de sa jouissance.
Pas étonnant donc que Lacan puisse distribuer sur son graphe
du discours ou du désir, qui n’est pas le discours analytique, ce que
serait une école conforme à la structure qui la nécessite.
J’aimerais souligner ce que signifie qu’il y a du discours analytique
dans tout passage d’un discours à un autre : transfert de savoir.
Lacan l’illustre d’un poème d’Arthur Rimbaud, dans Illumination
comme par hasard, et qui s’intitule « À une raison ».
« Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence
la nouvelle harmonie.
Un pas de toi c’est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.
Ta tête se détourne : le nouvel amour.
Ta tête se retourne, – le nouvel amour.
Change nos lots, crible les fléaux à commencer par le temps, te chantent
ces enfants.
Élève n’importe où la substance.
31
De nos fortunes et de nos voeux, on t’en prie.
Arrivée de toujours, qui t’en iras partout. »
Ce poème illustre que le passage d’un discours à un autre est
toujours transmission de savoir. Ce que Lacan n’a jamais cessé de
faire en empruntant aux autres discours par amour de la psychanalyse.
Les quatre discours fonctionnent selon leur éthique propre
dans l’institution dont l’école à besoin :
– une bureaucratie de bon aloi ;
– une démocratie bien informée et non pas d’opinion ;
– des responsables des instances de décisions qui sauront
accueillir ceux qui se pressent aux portes sans les désintégrer.
Certes, la psychanalyse n’est pas un dîner de gala, pourquoi en
ferions-nous l’enfer de Dante ?
La drôlerie y a sa place, car il n’appartient pas aux psychanalystes
de refouler la perversion foncière de tout désir humain, encore
moins de faire oublier la vérité avouée dans les mystères antiques :
qu’Éros est un dieu épouvantable.
L’avenir de la psychanalyse : entre science et religion
Pour contrer la part que la science prend dans le malaise de la
civilisation, nous ne sommes pas si mal placés puisque nous savons
qu’un des piliers du discours de la science est le discours hystérique.
Même si la science, dont le statut actuel est universitaire, n’en veut
rien savoir.
Voilà une porte d’entrée possible pour réviser le statut de la
science en y réintroduisant la considération du sujet. On en a
quelques manifestations symptomatiques dans les crises d’angoisse
qui peuvent parfois saisir les savants qui s’imagineraient que tout est
possible dans le réel. Lacan espérait, pour ce qui concerne la biologie,
qu’en passant en dessous de toute représentation on pourrait
avoir des données plus satisfaisantes sur ce qu’est la vie. On peut
dire que son voeu est en partie exaucé.
Malgré le sida, qu’il n’a pas connu, ce sida qui aura des conséquences
durables sur la structure du désir. À cause du sida, mais
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grâce au sida, une crise sans précédent s’annonce dans la biologie. Il
a fallu que des chercheurs se cassent les méninges devant l’ampleur
de la catastrophe, due à l’émergence de souches HIV résistantes au
traitement. Des travaux nouveaux ont été initiés en France par Pierre
Sonigo et Jean-Jacques Kupiec 12 : en décryptant le génome du virus,
ils ont débouché sur cette découverte que la théorie de l’évolution
des espèces de Darwin est sans cause, surtout sans finalité ni principe
organisateur. Elle est faite d’émergence au hasard de sélections
opportunistes (même Sonigo, qui est un spécialiste de l’embryologie,
avance qu’on ne peut pas comprendre comment se fait la maturation
de l’œuf). Ils en sont arrivés pour expliquer certains phénomènes à
dire que l’organisme vivant ne peut plus être pris comme une
machine organisée, avec ses cellules tueuses ou suicidaires, ses messages
neuronaux, hormonaux ou même immunitaires. Le génie génétique
est une élucubration sans fondement dans le réel. L’organisme
vivant du plus petit au plus grand est à concevoir comme un écosystème.
Je ne peux pas entrer dans les détails ici, si tant est que je
sois en mesure de le faire. Ces travaux ont permis une approche différente
dans le traitement du sida, qui peut laisser espérer une survie
plus longue aux patients et peut-être de freiner sa progression
dans le monde. Hélas, les lobbies financiers pour qui les enjeux sont
considérables et les mandarinats scientifiques veillent à ce que rien
ne bouge, ce qui ne peut pas vous étonner.
Dans la science physique, du fait que l’on a la possibilité de
connaître la chimie des étoiles (spectrographie, envoi de sondes), on
commence à savoir que les lois scientifiques peuvent évoluer, ce qui
était impensable il y a un demi-siècle. C’est ce que commence à
démontrer la théorie des quantas, qui associe une théorie ondulatoire
de la lumière 13 avec une théorie corpusculaire, alors qu’elles sont
considérées comme contradictoires. Bref, c’est une voie qui permettrait
d’atteindre le réel autrement. Non pas par le biais des symptômes
qui les masque d’un réel qui brûle, mais un réel froid, mathématisé
par sa littéralisation. Produisant un réel auquel nous
33
12. P. Sonigo et J. J. Kupiec, Ni Dieu ni gène (pour une autre théorie de l’hérédité), Paris, Le
Seuil, 2000.
13. Lacan disait qu’à l’époque des Lumières on ne parlait pas tant des lumières ; d’ailleurs les
hommes n’aiment pas la lumière parce qu’elle les aveugle. On utilisait le terme allemand
d’Aufklärung, ce qui veut dire : apportez-moi la petite lampe ça suffira.
pourrions nous habituer en le maniant. C’était l’espoir qui animait
Lacan à l’égard de la science, afin de la sortir des impasses où elle se
trouve. En attendant, comme il le déclarait dans La Troisième à Rome
en 1974, la science en fin de compte ne donne que des gadgets. Optimiste,
il lui semblait peu probable que nous finissions par être entièrement
secondés par ces gadgets. Rien n’empêchera que ces gadgets
ne deviennent pas les symptômes qu’ils sont assurément, et donc à
interpréter (par exemple, une voiture pour un homme est une fausse
femme). On en fera le tour pour finir par s’en débarrasser. Du coup
on pourra commencer à s’intéresser sérieusement à la religion.
Avec la religion, c’est bien plus coton 14. La religion s’accommode
fort bien de la science, puisqu’au réel que celle-ci produit elle
peut donner du sens à plein tuyau. Du sens dont se nourrit le
symptôme.
La science nourrit la religion, et la religion est faite pour guérir
les gens, car sa visée est que les choses aillent dans le bon sens du
tournage en rond du discours du maître. D’ailleurs, la religion finira
par tout noyer, quitte à recycler les choses les plus dégueulasses. Ce
ne sera pas sans que se produisent de nouveaux symptômes
– moyennant quoi la psychanalyse va croître et se multiplier. C’est
une boucle sans fin.
Donc, pour Lacan la religion est increvable, foisonnante, elle
triomphera sur tout.
Quant à la psychanalyse, son avenir dépend du réel, et non pas
le contraire. Elle survivra ou pas. Paradoxalement, elle a intérêt à
échouer pour survivre, parce que si elle réussit à nous débarrasser et
du symptôme et du réel, c’est ce qu’on lui demande, elle disparaîtra
comme un symptôme. C’est le sort de la vérité que d’être oubliée.
Rien de plus réel que le symptôme. La psychanalyse aussi bien
nourrira la religion, la vraie, la catholique romaine, mais pas seulement,
elle nourrira d’autres religions et des plus fausses.
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14. J. Lacan, Petit discours aux catholiques (9 et 10 mars 1960 à Bruxelles). Le triomphe de
la religion, conférence de presse avant le congrès de l’EFP d’octobre 1974 à Rome, Paris, Le
Seuil, coll. « Champ freudien », série « Paradoxes de Lacan », 2005.
Bref, pour Lacan la psychanalyse ne détient pas les clés de
l’avenir. Contrairement à ce que pensait Freud, qu’elle serait balayée
par la science comme toute illusion, elle a su trouver dans la science
son plus fidèle servant.
Cet enlacement mortel entre la religion et la psychanalyse
tourne autour de trois points fondamentaux.
1. La religion catholique romaine est qualifiée de vraie religion
parce que c’est la seule qui a su trouver ce truc formidable : le Verbe
s’est fait chair. Quand le Verbe s’incarne, le drame commence : ça va
aller vachement mal. L’homme ne ressemble plus au singe qui se
masturbe. Il devient un animal malade, ravagé par le Verbe. On ne
sait pas comment s’est fabriquée l’activité de la parole. C’est inexplicable,
mais c’est certainement lié à la sexualité – d’où la définition
lacanienne de l’inconscient comme parlêtre. C’est par là que se
fait la prise érotisée du corps, avec ce qui en résulte pour la sexualité.
Mais Lacan précise qu’il a ajouté quelque chose à l’Évangile de
saint Jean, qui est déjà une reprise de la Genèse : « Au commencement
était le Verbe. » Lacan précise qu’il faut dire que le Verbe est
avant le commencement, d’ailleurs il ne dit pas que le verbe s’est
fait chair, mais que le signifiant fait de la chair vivante, avec sa palpitation
de jouissance, un corps. Dieu n’a pas donné le verbe à
l’homme. Il lui a seulement donné le pouvoir de nommer les choses,
ce qui n’est pas grand-chose au regard du Verbe qui fait jouir. Mais
justement, dans ce petit décalage on peut modifier le rapport du
sujet à la jouissance par le moyen du parler. La religion fait noeud
R.S.I., c’est-à-dire qu’elle réalise par le Christ (R) la parole (le Saint-
Esprit – S) de Dieu (I). La psychanalyse est du même côté lévogyre
du noeud (I.R.S.) elle imagine, elle invente (I) ce qui du réel (R) pourrait
se symboliser (S) 15.
2. Comment la psychanalyse interprète-t-elle le commandement
fondamental : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ?
Freud s’y refuse catégoriquement. En fait, il ne peut s’agir d’aimer
son semblable, avec son renversement obligé en haine, qui caracté-
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15. Je ne sais pas vraiment à quoi cela peut me servir, mais on ne sait jamais. Ce n’est pas si
mal de savoir que la psychanalyse ne fait pas le noeud borroméen. De la même façon que la
religion. C’est même un peu rassurant.
rise l’amour narcissique. Le prochain, c’est ce qui est le plus prochain,
soit ce qui est le plus intime et en même temps le plus étranger
au sujet. « Extimité de la Chose », Lacan forge cette expression
pour situer le rapport du sujet à la Chose. C’est là que se trouve le
secret : le désir n’a d’objet qu’occasionnel. Mais son véritable objet,
c’est le rien qui n’est pas le néant, et qui donne consistance logique
à la cause du désir du sujet. Pour qu’il y ait du psychanalyste, non
pas le quidam qui en fait profession, mais du psychanalyste en acte,
il faut qu’advienne comme un devoir éthique le désir de l’analyste.
C’est un désir d’être, qui est en même temps désir de trouver la différence
absolue. À ce prix le sujet n’emmerdera plus personne avec
sa jouissance spécifique.
Pour le psychanalyste, pas question de composer avec la Chose
par la sublimation : ne pas faire comme dans l’art primordial des pots
autour du vide, ni comme dans la religion s’en tenir à distance par
crainte, ni enfin comme dans la science l’ignorer pour en recevoir
comme réponse la pulsion de mort.
La psychanalyse a fait surgir en un éclair une vérité jamais
dite : « Ça va mal », pour la raison que nous n’établirons jamais un
rapport d’accord entre les parlêtres, que nous sexuons d’homme ou
de femme. D’où le foisonnement des symptômes. Là on perd les
pédales, la sexualité humaine est sans espoir.
3. La croyance. Contrairement à l’homme moderne qui ne croit
pas en Dieu et qui pense que tout lui est permis, la psychanalyse
avance que Dieu existe du dire : « Dieu c’est le dire […] que dieure
c’est ce qui fait être la vérité, ce qui en décide à sa tête. Il suffit de
Dieure comme moi, c’est la vérité, pas moyen d’y échapper – si
Dieure me trompe tant pis, c’est la vérité par le décret de dieure, le
vérité en or 16. » Dieu est de l’ordre de la supercherie 17. La croyance,
nous y sommes d’autant plus concernés qu’elle fait partie du quotidien
de notre pratique. La croyance n’est pas à exclure de l’examen
de ceux qui s’attachent au savoir. Ce n’est pas pour rien que dans le
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16. J. Lacan, « La troisième », congrès de l’EFP, à Rome, le 1er novembre 1974. Transcription à
partir de l’enregistrement sonore.
17. Un humoriste dont on ne peut qu’admirer la sobriété peut dire : « Notre Père qui êtes aux
cieux, restez-y. »
sujet supposé savoir, dont nous sommes les artificiers, c’est le savoir
qui est supposé et non pas le sujet. Cela nous donne des moyens pour
en résoudre la problématique, puisque ce que produit l’acte analytique
à la fin est un démenti du réel qui en a permis l’accomplissement,
comme le rappelait Jacques Adam au cours d’une de nos soirées
de travail. Mais là, c’est le sujet qui est destitué. L’Autre n’existe
pas mais paradoxalement on ne le débarrassera pas de son savoir ni
de sa vérité.
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